Le film The Wiz restera indéniablement l’un des points culminants de la carrière de Michael Jackson dans l’univers du cinéma. Il n’empêche que c’est d’un point de vue musical que cette oeuvre a joué un rôle déterminant dans la carrière de Michael. En effet, sa rencontre avec Quincy Jones, producteur de la bande-originale, eut lieu pendant le tournage, pour changer à jamais l’histoire de la musique. Thomas Bähler, co-producteur du titre Ease On Down The Road, reste le témoin le plus légitime pour parler de cette fabuleuse rencontre. Ami et collaborateur de Quincy Jones depuis 1973, c’est à cette même période qu’il était devenu arrangeur vocal chez Motown pour croiser la route du leader des Jackson 5. C’est par la magie du net que j’avais pu obtenir cette interview initialement pour une web radio, et j’ai eu le plaisir de continuer à échanger avec l’auteur de She’s Out Of My Life. C’est donc tout naturellement qu’une rencontre a eu lieu à New York, me donnant l’occasion de faire dédicacer mon vinyle de The Wiz, un choix adapté lorsqu’on croise la route de ce grand monsieur.
Tout d’abord, comment avez-vous été contacté pour être co-producteur du titre Ease On Down The Road, présent sur la bande-originale du long-métrage The Wiz ?
Quincy Jones et moi-même avons commencé à travailler ensemble en 1973 : il avait entendu certains des arrangements que j’avais réalisés pour Sarah Vaughan et ça lui avait plu. Il voulait que je travaille avec lui pour son album suivant qui s’intitulait Body Heat et qui deviendrait son premier album d’or. C’est à cette même époque que j’ai aussi commencé à travailler avec Michael et ses frères chez Motown. J’ai donc travaillé avec eux séparément mais en avançant dans la chronologie des événements jusqu’en 1978, Sidney Lumet, le réalisateur du film The Wiz, donna à Quincy Jones sa première occasion de réaliser la bande-son d’un film, car ils étaient de bons amis. Certains des arrangements devant être réalisés sur les voix, Quincy me demanda alors de le rejoindre sur ce projet.
Est-ce qu’on peut dire que vous avez eu un rôle d’intermédiaire pour provoquer la rencontre entre Quincy Jones et Michael Jackson ?
Peut-être, oui, dans le sens où j’ai soutenu cette initiative, mais surtout, j’ai eu le plaisir de travailler avec des personnes merveilleuses dans ma vie. Quand deux personnes que j’aime se rencontrent pour travailler ensemble, je ne joue pas nécessairement un rôle. Quincy et moi-même sommes très proches et quand il m’a dit que Michael lui avait demandé de le produire, j’ai dit : « Je pense que c’est un mariage divin ! » Pour moi, Michael a toujours été le Fred Astaire de notre génération, mais puissance 10, parce qu’il n’était pas seulement un grand chanteur mais aussi un incroyable danseur : c’est la personne la plus professionnelle que j’ai rencontrée de toute ma vie ! Et je connais également très bien Quincy et je sais qu’il est fait sur le même moule.
La façon dont ils se sont rencontrés est également charmante : dans le personnage du Scarecrow, Michael devait lire des pensées philosophiques écrites sur des petits bouts de papier et quand il a lu le nom de Socrate, il l’a mal prononcé. Très gentiment, Quincy l’a corrigé, comme un mentor guidant une jeune personne, et leur relation est demeurée ainsi par la suite.
Personnellement, j’ai travaillé avec Michael sur ses prestations vocales et il n’y avait jamais aucune inquiétude à avoir : il était très préparé, très professionnel comme je l’ai dit. J’ai ensuite écrit She’s Out Of My Life et cette chanson nous a encore rapprochés. C’est d’ailleurs à l’époque de The Wiz que Quincy lui a jouée la chanson et lorsqu’il l’a entendue, il l’a immédiatement appelée « Le single » !
Avez-vous néanmoins compris immédiatement l’importance que cette rencontre allait avoir pour l’histoire de la musique ?
Vous savez, je pense qu’à aucun moment, nous n’aurions pu prévoir ce que ça allait donner. Tout ce que je sais, c’est que lorsque j’ai appris que ces deux hommes que j’aimais et en lesquels je croyais totalement allaient collaborer, j’étais absolument ravi ! Quand on fait des albums et qu’on enregistre des disques, on met tout notre coeur dans ce qu’on fait et c’est vraiment tout ce qu’on peut faire parce que le reste demeure hors de contrôle. Donc, on fait ce qu’on sait faire de mieux, on donne tout ce qu’on a et ensuite, on l’offre au public. Picasso a dit qu’une peinture n’est jamais terminée : on s’arrête seulement de peindre. J’avais bien un sentiment particulier, pas en terme de succès ou de ventes de l’album, mais au sujet de ces deux personnes.
Lorsque Michael se lança dans le projet The Wiz et quitta ainsi sa famille pendant plusieurs mois, était-il confiant et serein ou un peu inquiet de cette situation inédite pour lui ?
De ce que j’ai pu voir, Michael était toujours confiant et serein même si je ne sais pas ce qu’il ressentait au fond de lui. Si on en croit son propre livre et les livres écrits sur lui, il était très excité par tout ça. Encore une fois, il était un professionnel accompli et nous avions une relation professionnelle. Bien sûr, nous avions parfois des conversations plus personnelles mais elles étaient très légères. Mon frère et moi étions ses principaux arrangeurs vocaux de son adolescence jusqu’à sa disparition, et il avait une relation plus personnelle avec mon frère : il l’appelait quand il était en tournée parce qu’il se sentait seul. Mais même dans ces moments-là, ils ne se parlaient pas beaucoup : c’était plus pour avoir un contact, mais ça avait de l’importance pour lui. Il m’appelait aussi de temps en temps mais je ne sais pas vraiment ce qu’il ressentait au fond de lui parce qu’il ne parlait pas ces choses-là avec nous.
Par contre, vous pouviez lui demander n’importe quoi et il avait toujours deux longueurs d’avance ! Il avait passé les auditions pour ce rôle dans The Wiz et il avait choisi de le faire, en partie parce que Diana Ross faisait partie de ce projet et… il était amoureux d’elle d’une certaine manière. Elle était très spéciale à ses yeux. Le fait que les Jackson 5 avaient quitté Motown n’a d’ailleurs eu aucune répercussion à ce sujet : il n’y a jamais eu d’animosité de la part de Berry Gordy. Ils étaient ravis d’avoir Michael pour le rôle du Scarecrow et ils lui ont donné l’opportunité de s’ouvrir à un domaine auquel il pensait déjà en amont. Il n’appelait pas ses clips des vidéos mais des court-métrages. Cet homme avait vraiment un esprit créatif incroyable, peut-être le plus incroyable parmi tous ceux que j’ai pu rencontrer, même si Quincy Jones a toujours été mon préféré dans cette catégorie. (rires) Mais Michael, même s’il n’était pas mécontent de ce qu’il était en train de faire, pensait toujours à ce qu’il allait faire ensuite. Donc, je l’ai trouvé très confiant, très heureux et si d’une manière ou d’une autre, il n’était pas à l’aise, je n’ai pas été le témoin de ça.
Pourriez-vous partager avec nous des souvenirs de studio avec Michael pendant les sessions d’enregistrement de The Wiz ?
Quand on a fait The Wiz, Michael n’avait pas autant de succès qu’il en a eu par la suite avec « Off The Wall » et « Thriller » : bien sûr, il était connu et encore une fois, ma relation avec lui était professionnelle et musicale. Lorsque nous avons préparé le premier extrait de l’album de The Wiz qui serait « Ease On Down The Road », nous avons enregistré le titre à New York la nuit : David Foster était au piano, Steve Gadd à la batterie, Anthony Jackson à la basse. Foster a créé une série de notes remarquable qui a vraiment changé cette chanson et lui a donné un ton plus « Pop ». Ensuite, je suis parti en avion pour Los Angeles avec les bandes audio dans mon sac puisque je devais enregistrer les voix de Michael et de Diana. Je travaillais avec Michael depuis environ cinq ans à ce moment-là, mais je n’avais jamais rencontré Diana même si j’avais déjà travaillé sur certains de ses disques. L’enregistrement se faisait au studio Wally Heider sur Cahuenga Boulevard et nous avions rendez-vous à 14h : Michael est arrivé à l’heure, comme d’habitude, car c’était « Monsieur Ponctuel ». Mais Diana n’était pas là. On l’a attendue un bon moment et quand elle est arrivée, quelque chose la tracassait. Cela n’avait rien à voir avec Michael ou moi-même mais ce n’était pas son jour, apparemment. Le problème quand vous êtes connu, c’est que vous ne pouvez pas vous permettre d’avoir un mauvais jour parce qu’alors les gens risquent de vous cataloguer rapidement, même si c’est seulement un jour parmi des centaines. De plus, elle s’attendait à voir Quincy dans le studio et elle ne me connaissait pas. Elle m’a dit : « Qui êtes-vous ? Où est Quincy ? » J’ai répondu : « Tommy Bähler, je co-produis le disque avec Quincy. C’est moi qui vais enregistrer les voix. Quincy est resté à New York pour s’occuper de la musique du film. » Et Michael, qui avait immédiatement senti la tension, a ajouté : « Je travaille avec Tommy depuis des années. Pas de souci, tout ira très bien. » La façon dont il est venu à mon secours était vraiment adorable.
Une autre anecdote dont je me souviens date d’après Thriller : on était tous les deux dans la cabine de mixage et je lui ai demandé comment il allait, comment il vivait cette situation. Il m’a regardé avec une grande douceur dans les yeux et il a dit : « J’aimerais juste pouvoir aller faire des courses comme tout le monde… » Tout était dit, et j’ai pu le constater à plusieurs reprises car j’ai travaillé avec Elvis Presley et The Carpenters, entre autres, et le public ne se rend pas compte du prix que ces artistes paient pour leur célébrité. C’est ce qui a tué Elvis, Karen (Carpenter) et au final, Michael… Je n’ai connu que très peu de personnes ayant réussi à gérer une telle notoriété : Frank Sinatra, par exemple, qui était le Michael Jackson de son époque. Mais ça n’a rien à voir avec qui vous êtes dans le fond : à un moment ou à un autre, les gens essaient de vous acheter. Je suis content d’avoir travaillé dans la musique, mais aussi dans l’ombre. Les gens ne nous (re)connaissent pas et c’est ce que j’aime. C’est une chance de travailler et de côtoyer des artistes incroyables qui sont à l’aise à votre contact, comme l’était Michael. Quand mon frère et moi arrivions au ranch de Neverland pour y travailler sur des arrangements (et ce bien au-delà de l’année 2001, date de son dernier album), Michael courait vers nous ! Il nous considérait comme des membres de sa famille et il se sentait en confiance et en sécurité avec nous : c’était vraiment de l’amour parce que nous le connaissions depuis qu’il était enfant. Je l’aimais pour la personne qu’il était et c’était la personne la plus talentueuse que j’ai jamais rencontrée. Au ranch, un jour, il avait répété des pas de danse pendant plusieurs heures et je suis allé le chercher avec une voiturette de golf en me disant qu’il serait content de s’arrêter. Mais quand il est sorti, il m’a dit : « Viens Tommy, je vais te montrer ce que j’ai appris ! » Tout ce à quoi il pensait, c’était créer, aller plus loin. Ce n’est pas qu’il n’était pas satisfait mais il s’appuyait sur ce qu’il maîtrisait comme sur un tremplin pour aller encore plus loin.
Au sujet de la chanson You Can’t Win, ayant été le coach vocal de Michael, vous pourriez peut-être répondre à cette question : la tonalité plutôt blues que l’on peut entendre à la fin du morceau aurait-elle pu être quelque chose à intégrer davantage dans la discographie de Michael ?
Seul Michael aurait pu répondre à cette question ! Et je ne connais personne qui se soit permis de lui dire comment chanter car il était si complet et si parfait dans son éventail vocal. Si quelque chose n’avait pas sonné juste, je pense que quelqu’un le lui aurait dit bien sûr, moi ou Quincy, par exemple. Sur cette partie, j’adore le fait qu’il aille dans les graves, en effet, et je pense que ça faisait partie de sa transformation à ce moment-là : le fait d’intégrer ce film et de quitter sa famille, tout cela le construisait et il devenait Michael.
En France, vous ne connaissez peut-être pas le groupe The Lennon Sisters mais ma belle-sœur en fait partie, et au début de la télévision américaine, elles étaient les chouchoutes du pays. Ma belle-soeur a fait ses débuts à l’âge de neuf ans et elle a d’ailleurs bien connu Michael. Elle le comprenait car elle pense qu’on leur a volé leur enfance. Quand on se retrouve enfant face au public, ce n’est pas possible de jouer au ballon dans le jardin, c’est terminé. A Motown, on enregistrait à partir de 16h30, une fois que la limousine était allée chercher les garçons à l’école pour les amener au studio qui se trouvait au sud de Santa Monica Boulevard, sur Poinsettia Street. De l’autre côté de la rue, il y avait un parc, et je me souviens avoir vu plus d’une fois Michael sortir de la limousine et regarder les enfants de son âge qui jouaient dans le parc, se courraient après et faisaient ce que font les enfants tout simplement. Et il avait les larmes aux yeux… Voilà ce qui arrive dans ces cas-là, et je ne dis pas que c’est mal parce ma belle-soeur est une personne formidable mais quand elle regarde en arrière, elle dit : « J’aurais aimé être une enfant… » Et même si tout se passait d’une façon très aimante, ça avait un impact énorme.
Donc, à l’époque de The Wiz, il commençait à prendre ses propres décisions et c’était un visionnaire : il étudiait beaucoup les choses et il savait exactement ce qu’il faisait. En ce qui concerne le chant, c’était pareil et personne ne se serait jamais permis de lui dire : « Michael, essaie de chanter de cette façon. » Il était toujours très préparé et c’était parfait ! Sur She’s Out Of My Life, il pleure à la fin et il s’en était excusé et avait demandé à recommencer. Alors, on avait fait plusieurs prises mais il pleurait sur la plupart. Je lui avait demandé si quelque chose dans sa vie faisait écho au thème de cette chanson mais il m’avait répondu : « Non… C’est juste que je ressens les paroles… » Voilà le genre d’artiste qu’il était : complètement immergé dans l’instant présent. Et c’est pour ça qu’il est le seul et unique Michael Jackson. Tout comme Barbra Streisand, Frank Sinatra, Sting ou Bono sont uniques. C’était vraiment des moments magiques !…