Depuis le temps que je parcours le livret de l’album « HIStory » de Michael Jackson, je ne pouvais pas ignorer le nom de Jason Miles. Le fait de me documenter à propos de ce musicien a été une belle découverte. C’est ainsi que j’ai souhaité obtenir un entretien avec cet illustre claviériste de l’univers du Jazz. L’occasion d’évoquer ses collaborations avec Marcus Miller et Miles Davis dans sa très riche discographie. Bon voyage musical à tous !
Tout d’abord, comment est venue cette passion de la musique, au point d’en faire votre métier, ainsi que le choix de votre instrument ?
Dans les années 50, à New York (où nous vivions), mes parents avaient acheté un nouveau système hi-fi et c’est à ce moment-là que la musique est entrée chez nous. Tous types de musiques, de Broadway en passant par la Pop et le Jazz. J’ai commencé à jouer de l’accordéon, même si j’aurais préféré la batterie. A 12 ans, j’ai basculé vers le piano et quand j’ai commencé à jouer dans des groupes à l’âge de 13 ans, je me suis mis à l’orgue électronique tout en étudiant la musique avec un grand musicien de Brooklyn, Rector Bailey qui jouait de 5 instruments différents.
Vous êtes d’une génération qui a connu les premiers synthétiseurs pendant les années 70. Aviez-vous conscience de cette évolution à ce moment-là ?
Les instruments ont évolué avec la musique. Des entreprises comme Moog et ARP ont développé les instruments autant qu’elles l’ont pu à l’époque. Mais les choses n’ont réellement explosé qu’à l’arrivée des synthétiseurs polyphoniques à processeur intégré comme le Prophet-5 et l’Oberheim auxquels de plus en plus de musiciens se sont alors intéressés. Cela relevait vraiment de la sorcellerie car à ce moment-là, le concept était complètement nouveau et il fallait avoir un certain niveau pour pouvoir faire de la musique électronique. Je me suis sacrément accroché pour y arriver.
Vous êtes aussi à l’aise pour jouer du clavier que le programmer, tout en arrangeant et composant. Dans cette polyvalence, est-ce qu’il y a un rôle que vous affectionnez davantage ou alors estimez-vous que votre travail se résume à l’ensemble, de façon indissociable ?
Je pense que c’est un tout. A chaque fois que j’ai travaillé avec un artiste, la première chose qu’ils remarquaient, c’est que leur musique sonnait super bien et prenait vie. J’ai participé à des albums et des sessions pour de nombreux artistes en tant que programmeur de synthétiseurs. Parallèlement, je progressais à pas de géant dans le développement de ma production, en jouant et en composant. Lorsque le moment a été venu de voler de mes propres ailes en 1993, j’étais prêt et tout a fonctionné sans problème !
Vos sessions studio sont nombreuses durant les années 80 et 90. Est-ce que collaborer sur un album Pop est quelque chose de très différent par rapport au Jazz dans sa conception ?
Bonne question. Même si tous les albums sont très élaborés au final, un album de musique Pop est quelque chose de très spécifique et il fallait que tout soit parfaitement réglé du fait de la nature musicale, de l’artiste et du public. C’était un travail très méticuleux, et même si des risques étaient aussi pris dans le Jazz, notamment par Miles (Davis), c’était le but du jeu. Si quelqu’un recherchait quelque chose à la pointe, je sortais toujours des schémas établis.
J’aimerais ajouter que j’ai emmené les synthétiseurs dans le Jazz à un autre niveau quand nous avons fait l’album « Tutu ». Même si les synthés étaient utilisés sur certains albums de Jazz, ils n’en étaient pas la pièce maîtresse. Mais sur « Tutu », ils le sont devenus pour accompagner Miles. Ils étaient là parce que mes sons et textures sonores s’accordaient parfaitement avec la musique. Je ne pense pas qu’il y avait beaucoup de gars avec les mêmes idées que moi au sujet des synthétiseurs et de leurs possibilités créatives.
Une des rencontres importantes de votre carrière est celle avec Marcus Miller pour vous illustrer ensemble dans le Jazz fusion. Comment a démarré cette collaboration ?
J’ai rencontré Marcus en 1979 suite à l’impossibilité pour un autre bassiste nommé Tom Barney de participer à mes premières sessions en tant que leader pour réaliser mon premier album. Il m’avait recommandé Marcus qui a fait l’album « Cozmopolitan » avec moi. On s’est beaucoup vu par la suite à New York au fil des années. Une nuit, dans une boîte à New York, Michael Brecker a dit au batteur Lenny White qu’il devrait profiter de l’occasion pour me rencontrer car je me trouvais là également. Lenny est venu vers moi et m’a posé quelques questions sur la musique et la production musicale. Il a apprécié le fait que je sois intéressé par les producteurs comme Trevor Horn. En Janvier 1985 Lenny m’a appelé et m’a dit que lui et Marcus allaient réaliser le nouvel album d’un groupe qu’ils étaient en train de constituer, et que Marcus m’appellerait pour me proposer de faire quelques sessions avec eux. Marcus m’a appelé le lendemain. Je suis entré en studio avec quelques synthés et ça sonnait vraiment super bien, et nous avons travaillé ensemble pendant 10 ans suite à cela.
Avec Marcus Miller qui compose et produit l’album de Miles Davis « Tutu », vous programmez les synthétiseurs. On dit que contrairement à ses albums précédents, Miles Davis jouait de sa trompette avec des parties enregistrées des musiciens. Etait-il friand des nouvelles technologies en studio et avez-vous le sentiment d’y avoir contribué avec vos programmations ?
Miles voulait utiliser les nouvelles technologies et les a complètement inclus dans sa musique. Quand il a commencé à entendre ce que donnait l’album, il est devenu de plus en plus conquis par ce que je pouvais faire. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble pendant environ 5 ans. Il a toujours su que j’étais à la pointe, et c’est là qu’il a été lui-même durant des décennies.
Que ressent-on quand on lit Roberta Flack dire que vous avez contribué, avec Marcus Miller et Miles Davis, à dessiner le nouveau visage du Jazz ?
J’en ai été très flatté car les critères d’exigence de Roberta ont toujours été très élevés, donc apprendre qu’elle pensait cela de moi m’a procuré un incroyable sentiment de satisfaction et de valorisation. Sur son album « Oasis », nous avons vraiment fait monter le curseur, également, du point de vue de l’atmosphère du disque.
On ressent toute l’importance de Miles Davis lorsqu’on regarde votre discographie, avec notamment votre album « Kind Of New » que vous définissez « In the spirit of Miles Davis ». Est-ce une rencontre à part dans votre carrière ?
En 2005, j’ai réalisé mon album « Kind of Tribute » en hommage à Miles intitulé « Miles to Miles ». C’était ma vision des influences musicales que Miles aurait pu intégrer dans sa musique au 21ème siècle. Sur l’album « Kind of New », mon idée était de remettre au goût du jour le petit ensemble musical électrique qui m’avait tellement influencé à l’époque où je construisais ma personnalité musicale. Tout le monde devrait écouter « The Cellar Door Sessions » de Miles Davis pour l’entendre jouer avec Keith Jarrett au clavier Rhodes et Michael Henderson à la basse électrique. Le concept de l’album « Bitches Brew » a encore fait monter le niveau d’un cran. Miles adorait la façon dont Keith Jarrett jouait du clavier Fender Rhodes, et ça s’entend dans ce coffret. C’est ce que je recherchais avec l’album « Kind of New » : le degré suivant de l’exploration pour les musiciens, à savoir s’emparer de la mélodie et interagir les uns avec les autres tout en improvisant sur le groove. Miles était un véritable génie et il me manque chaque jour qui passe.
J’ai été touché par le thème de votre dernier album « Blue Is Paris ». Pouvez-vous me raconter sa genèse et sa conception ?
Juste après les attentats de 2015, je me trouvais à Paris où je réalisais le pressage du premier CD de « Kind of New ». J’ai observé une certaine tristesse dans la ville mais j’ai aussi ressenti un sentiment de courage et de solidarité, comme pour dire « Nous ne cèderons pas face à ces personnes. » J’avais comme projet de faire un nouveau project « Kind of New » mais différemment du précédent car je m’éloignais de ma collaboration avec Ingrid Jensen et j’envisageais de jouer avec d’autres musiciens. Je me souviens que mon père m’avait offert l’album « Lullabies of Birdland » d’Ella Fitzgerald en 1958 : c’était la chanson « Lullaby of Birdland » déclinée de 12 manières différentes par plusieurs arrangeurs musicaux. Je me suis dit que je pourrais faire quelque chose de similaire avec une chanson comme « Blue is Paris ». J’ai demandé à 4 trompettistes différents de produire des mélodies originales à superposer à mon morceau. Puis, j’ai ajouté les parties vocales et d’autres instruments majeurs. Le fait le plus marquant du projet a été de pouvoir le jouer 4 fois à Paris durant ma dernière tournée. Très émouvant…
Le fait de réaliser dix versions différentes d’un même morceau est-il un concept qui ne peut fonctionner que dans le Jazz ?
Pas vraiment. Combien de standards ont été réarrangés et modifiés par tant et tant d’artistes. Voyez combien de fois « My Funny Valentine » a été reprise.
Comment avez-vous été contacté pour participer à l’album « HIStory » de Michael Jackson ?
Ils étaient en plein enregistrement à la Hit Factory et ils avaient des problèmes avec la partie centrale de la chanson qu’ils n’arrivaient pas à mettre en place. Quelqu’un a dit : « On devrait appeler Jason Miles. Il a travaillé avec Miles Davis, Luther Vandross, Marcus Miller… » Ça a suffi pour qu’ils décident de m’appeler. Sur le coup, j’ai refusé la session car ils voulaient que je vienne immédiatement au studio mais j’avais un artiste suisse sur le point d’arriver et je ne pouvais tout simplement pas aller le chercher et le laisser tomber. Ils ont fait appel à quelqu’un d’autre mais ça n’a pas dû trop bien marcher car ils m’ont rappelée et nous avons alors programmer une session.
Vous êtes crédité dans la programmation des synthétiseurs. Avez-vous quelques souvenirs de ces sessions ?
Je me souviens que la musique était très forte, qu’on m’a laissé seul dans une pièce pour travailler, en me donnant quelques instructions et que je me suis lancé. Six mois plus tard, je suis passé à la Hit Factory et l’un des assistants ingénieurs du son m’a dit : « Jason, t’es le meilleur ! Ils ont adoré ce que tu as fait sur la chanson de Michael Jackson et ça figure bien sur l’album ! » Trop cool ! Un an plus tard, UPS m’a livré un colis et c’était un disque de platine pour 10 millions d’exemplaires vendus du disque « HIStory » : j’étais très honoré !
En guise de conclusion, pouvez-vous raconter votre plus beau souvenir en studio ?
J’en ai tellement… La toute première rencontre avec Miles, le fait d’avoir produit Sting, des moments difficiles mais aussi beaucoup d’autres amusants avec Luther… Je dirais que les meilleurs moments, c’était quand on travaillait et qu’un artiste ou un producteur majeur entrait dans le studio, entendait ce qu’on était en train de faire et disait devant tout le monde : « Jason, ton travail est incroyable ! Cette musique est géniale ! » J’ai entendu ça un certain nombre de fois. C’était aussi super de travailler avec un gars comme Joe Sample, un pianiste et claviériste de plus haut rang, et de faire ce que j’ai fait sur l’album des Crusaders. Ça nous a permis de devenir de très bons amis. Tellement de souvenirs incroyables, et même de nouveaux chaque jour qui passe. Je ne peux pas dire que je n’ai pas eu une vie intéressante !…