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Entrevues

Elliot Scheiner

L’album Tambu fut le premier album studio de Toto après le décès de son batteur Jeff Porcaro. J’avais donc le souhait d’aborder ce tournant important dans la discographie du groupe au milieu des années 90. Elliot Scheiner, producteur et ingénieur du son de ce disque, était donc le témoin idéal pour évoquer ce sujet, non sans échanger sur ses travaux suivants avec le groupe dont l’album Mindfields qui marqua le retour du chanteur Bobby Kimball. Rencontre avec un grand technicien à la discographie impressionnante qui aura contribué à l’histoire de Toto !

Comment est venue cette passion de la musique au point d’en faire votre métier ?

Au départ, je suis musicien. Enfant, je jouais déjà et vers 21 ou 22 ans, j’ai commencé à jouer dans des groupes, mais avant tout cela, la musique avait une place importante dans ma famille. Ma mère était musicienne à temps partiel et mon oncle était un joueur de trombone assez connu qui joua avec le Benny Goodman Band pendant un certain nombre d’années. Un jour qu’il jouait en studio, il m’a présenté à un type nommé Phil Ramone qui possédait un studio à New York, le A & R. Je souhaitais entrer dans l’industrie musicale mais sans avoir à jouer. Je l’ai rencontré et nous avons discuté pendant une dizaine de minutes. Il m’a demandé : « Alors, quand est-ce que tu commences ? » J’ai répliqué : « Quand est-ce que vous voulez que je commence ? » Et c’est comme ça que j’ai démarré dans l’enregistrement sonore.

Dans votre discographie, vous êtes autant crédité pour un rôle de producteur que pour celui d’ingénieur du son. Comment est venue cette polyvalence ?

À l’époque, quand j’ai commencé, il y avait généralement deux personnes sans la cabine de contrôle : le producteur et l’ingénieur du son. En tant qu’ingénieur du son, j’essayais de rester à ma place. Mais à un moment donné, de nombreux groupes ont commencé à se dire : « Pourquoi utiliser deux personnes pour décider de ce qui, à notre avis, doit aller en production ? Est-ce que ça ne devrait pas être à l’ingénieur du son de décider ? » C’est ainsi qu’ils se sont débarrassés des producteurs et les ont remplacés par des ingénieurs du son. De nouveaux groupes émergeaient et ils me disaient : « On a besoin d’aide, là. Qu’est-ce que tu crois que nous devrions faire ? » Ainsi, vous deveniez producteur mais vous n’obteniez pas le crédit pour ce rôle. J’ai donc annoncé clairement que s’ils voulaient que je produise, je voulais être rémunéré en tant que producteur. D’une manière générale, c’est comme ça que ça se passait.

Comment avez-vous été contacté pour produire l’album Tambu de Toto ?

J’ai participé à de nombreux enregistrements du groupe Steely Dan et Jeff Porcaro était leur batteur. Quand il est parti pour rejoindre Toto, il m’a dit : « Tu sais, j’aimerais vraiment que tu travailles avec nous, que tu sois notre ingénieur du son. » Mais ils faisaient plus ou moins la production eux-mêmes et ils avaient tellement de talent qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de producteur. Les années ont passé et j’ai continué à travailler avec Jeff à différents niveaux, et lorsque Jeff est mort, j’ai reçu un appel de Steve Lukather. Il m’a dit : « Tu sais, pendant des lustres, Jeff nous a dit qu’on devrait t’engager à nos côtés, comme ingénieur du son et producteur. Maintenant, c’est ce qu’on souhaite et on voudrait savoir si tu serais intéressé. » J’ai répondu : « Oh, oui, bien sûr ! Vous êtes des gars géniaux, c’est un super groupe et j’adorerais travailler avec vous ! » Il s’est concerté avec David Paich qui était partant également. À cette époque, les autres membres du groupe étaient des « remplaçants ». Mike Porcaro assurait la basse mais il n’était pas là au début. Même chose pour Simon Philips, et Steve Porcaro et Bobby Kimball n’avaient pas participé à Tambu non plus, donc c’était David Paich et Steve Lukather qui prenaient les décisions. C’est comme ça que nous avons commencé à travailler ensemble.

Quelles étaient les attentes de chaque membre du groupe à votre égard, aussi bien dans le rôle de producteur qu’ingénieur du son ?

Je ne crois pas qu’ils avaient des attentes spécifiques. Mike Porcaro avait remplacé David Hungate et Steve Porcaro n’était plus membre du groupe, il composait des bandes-originales de films et passait de temps en temps en studio pour donner des coups de mains sur quelques morceaux, ce qui fait que je ne pense pas qu’ils avaient vraiment leur mot à dire à mon sujet. Lorsque je suis arrivé le premier jour, Mike était très content de me voir, ainsi que Simon. Nous nous sommes tous très bien entendus, et le sens de l’humour fonctionnait très bien entre moi et ces gars-là ! Nous avons passé de très bons moments à réaliser ce disque et nous dînions ensemble tous les soirs : c’était génial !

Le groupe Toto est crédité à vos côtés dans la production. Comment opériez-vous pour vous mettre d’accord sur de nombreux choix artistiques, sachant qu’ils ont chacun des personnalités fortes et différentes ?

Il y avait un consensus général entre nous. Avec Simon, je tenais compte de ce qu’il souhaitait pour la batterie en matière de son. Il apportait ses propres micros et réglait sa batterie en fonction. Il disait : « Ce n’est peut-être pas ce dont tu as l’habitude mais c’est ce que je veux. » Ce n’était pas un problème pour moi. Pour Mike, c’était plutôt : « Enregistre ma basse comme n’importe qui d’autre. » Même chose avec David, sauf pour le piano pour lequel il voulait un certain son. Steve avait trois amplis : deux d’entre eux comportaient des effets sonores et le dernier était « plat ». Donc, en ce qui concerne ce que les gars jouaient et à quel moment ils allaient jouer, il y a un consensus général. Pour tout le reste, à savoir les cuivres ou les cordes, c’était David qui décidait. Son père était un arrangeur extraordinaire et il a d’ailleurs réalisé des choses pour nous ce qui était génial !

Pour les parties vocales, personne d’autre que moi et Steve Lukather n’était là. On travaillait de deux heures de l’après-midi jusqu’à minuit sur les parties vocales d’une seule chanson, en général. On se mettait d’accord sur ce qu’on voulait, puis Steve écoutait et demandait : « Qu’est-ce que tu en penses ? » Je relevais ce que je n’aimais pas et il le rechantait, mais généralement, nous étions dans le même état d’esprit sur la manière dont les parties vocales devaient être.

On peut ressentir beaucoup de mélancolie dans cet album vu qu’il s’agit du premier après le décès de Jeff Porcaro. Est-ce que cela s’est ressenti durant les sessions en studio ?

En fait, je n’avais pas revu ces gars-là depuis les funérailles de Jeffrey auxquelles avaient assisté environ 3000 personnes, et je n’avais pas parlé de grand-chose à quiconque ce jour-là. Je me souviens avoir échangé avec des gens qui étaient dans la même situation que moi, qui le connaissaient… J’avais croisé Jackson Browne qui avait évoqué Jeffrey et la manière dont il avait changé sa vie…

En fait, nous nous sommes retrouvés en studio bien des années plus tard : Jeffrey est mort en 1992 et nous n’avons commencé à travailler sur Tambu qu’en 1995. On n’en parlait pas beaucoup, même si on y faisait référence, surtout Steve Lukather qui pouvait dire des choses telles que : « Si Jeffrey était là, c’est comme ça qu’il ferait. » Mais personnellement, je ne me sentais pas mélancolique.

Tambu se distingue dans la discographie de Toto par la présence des choristes Jenny Douglas et John James. Comment leur présence est-elle devenue importante au point d’entendre leurs voix en lead et de donner parfois à ce disque des sonorités funky ?

Jenny et John chantaient les chansons que personne d’autre ne voulait chanter. Le groupe pensait qu’ils assuraient et voulait leur donner davantage d’importance en tant que chanteurs principaux. Quand vous allez voir Toto sur scène, ils ont toujours des choristes. Steve et David sentaient bien qu’ils étaient impliqués pour faire un bon truc. Je me souviens avoir enregistré leurs parties vocales, toujours séparément de celles de Steve. À mon avis, Jenny et John ont accepté de faire tout ça par amitié envers le groupe.

Vous êtes ensuite impliqué sur l’album Toto XX, pour mixer des titres inédits, puis à nouveau pour produire l’album suivant, Mindfields. Etait-il prévu à la base que votre collaboration avec Toto perdure sur plusieurs projets ?

Non, pas du tout, mais ils ont aimé le rendu final de Tambu et ils ont souhaité poursuivre sur cette ligne. Nous sommes devenus très bons amis et à ce jour, Steve et moi sommes toujours les meilleurs amis du monde.

Quand Tambu a été terminé, je suis parti avec eux en Europe. Ils m’ont emmené en Angleterre, en France, aux Pays-Bas… Puis, nous avons parlé de faire l’album Mindfields que nous avons fini par réaliser ensemble. Nous avons aussi fait Livefields que nous avons enregistré en France, il me semble !

Oui, on peut y entendre Steve Lukather lancer « Bonsoir, Marseille ! » à la fin de la chanson « Tale Of A Man » et juste avant que ne démarre « Rosanna » ! Au sujet de Mindfields, comment avez-vous vécu les retrouvailles en studio de Bobby Kimball et des membres de Toto ?

C’était quelque chose de nouveau pour moi et ce n’était pas non plus prévu. Ils avaient perdu tellement de gars que je pense qu’ils essayaient juste de se rapprocher de la composition originelle du groupe. Ils voulaient retrouver la voix de Bobby, pour ce qu’elle est, mais aussi en prévision des tournées. Compte tenu de certaines des chansons qu’il chantait, c’était mieux que Bobby soit là.

Steve Lukather était devenu le chanteur principal depuis plusieurs années. Savez-vous ce qui a encouragé le retour de Bobby Kimball pour Minfields ? Comment se sont-ils organisés en studio pour déterminer qui chanterait sur telle ou telle chanson ?

Quand ils étaient en tournée, Steve devait chanter toutes les chansons, et c’était beaucoup de travail pour lui ! La seule chanson que David chantait, c’était « Africa », donc Steve portait tout le poids sur ses épaules… Quand Bobby est revenu, ils ont essayé de faire en sorte que tout se passe bien, mais ils avaient des avis divergents. Et puis, il y avait du ressentiment sur le fait que Bobby se produisait en solo en mettant en avant le fait qu’il était le chanteur de Toto.

Les membres de Toto ont cette réputation d’avoir été des musiciens très recommandés pour des sessions en studio avec de nombreux artistes. D’après votre expérience dans le métier, ainsi que votre collaboration avec eux, comment expliqueriez-vous ce fait ?

Tout le monde adorait la technique de Steve, ainsi que celles de Jeffrey et de David Paich. Ces gars-là donnaient vraiment une âme à ce qu’ils jouaient. C’était aussi d’excellents compositeurs et paroliers. Steve Porcaro a écrit « Human Nature » qui a été un énorme tube pour Michael Jackson. Ils étaient en haut de la liste quand il s’agissait de jouer et d’écrire des chansons. Les gens les appelaient pour savoir quelles chansons ils avaient en réserve et s’ils étaient disposés à leur laisser. Ils étaient littéralement incontournables !

Vous travaillez à nouveau avec le groupe pour remastériser tous les albums parus chez Sony pour un coffret en 2018. Pouvez-vous me raconter les coulisses de ce projet ?

Oui, avec David Paich, Steve Lukather et Steve Porcaro, nous avons travaillé sur cette remastérisation. Ils voulaient que ça sonne du mieux possible et que chaque album soit identique à la version originale. Nous avons passé au moins sept jours en studio. J’ai choisi moi-même Gavin Lursson, l’ingénieur avec lequel je voulais travailler, et il était enthousiaste pour ce projet. Steve et David étaient contents de l’avoir car ils l’avaient connu sur d’autres travaux. Nous avons donc fait tout ce travail. Le responsable A&R de chez Sony est passé et a assisté à quelques sessions. Tout s’est très bien déroulé.

Votre discographie est impressionnante et nous aurions pu parler de nombreux autres artistes mais quelle place tient Toto pour vous ?

Ils sont tout en haut de la liste comme tous les autres artistes avec lesquels j’ai travaillé ! Je ne suis pas du genre à dire « Oh, ce groupe-là, c’est le meilleur ! » S’ils ont atteint ce niveau et qu’ils ont accompli ce qu’ils ont accompli, ils sont tous numéros 1 pour moi !

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