Nous sommes le lundi 28 octobre 2024 et il est bientôt 11h30 lorsque nous arrivons à Beverly Boulevard. Ce matin-là, j’ai laissé Laetitia conduire, n’ayant pas l’esprit à me concentrer sur la route. J’ai conscience de vivre un moment important de mon périple californien et il ne s’agit pas cette fois-ci de déguster des hamburgers et des frites. Même s’il est vrai que j’aime être le parfait touriste à Los Angeles, cette fin de matinée se veut spéciale et se démarque du circuit classique dans la cité des anges.
Il faut dire que je m’apprête à rencontrer Matt Forger pour la première fois ! Matt a été ingénieur du son et collaborateur de Michael Jackson à partir des sessions de Thriller en 1982 et a participé à de nombreux projets avec lui jusqu’en 1997. Nous avons commencé à échanger il y a déjà dix ans et je suis forcément ravi de le voir enfin en chair et en os. Je l’avais bien évidemment informé à l’avance de ce voyage en Californie et je n’aurais manqué cette opportunité sous aucun prétexte. Homme d’une grande gentillesse et bonté, il m’a confirmé sa disponibilité. Il est vrai qu’il m’a déjà soutenu dans mes travaux, que ce soit pour les livres ou les événements, et évoquer ses souvenirs avec Michael Jackson reste quelque chose d’important dans sa vie.
A l’origine, nous devions nous voir ce jour-là en début d’après-midi, mais Matt a modifié le programme, pour une bonne raison. Quelques jours plus tôt, il m’envoie un mail m’expliquant qu’il a la possibilité de nous faire visiter les studios A et B des studios Westlake et qu’un créneau en fin de matinée est possible. Matt est d’une grande générosité et sait combien cette opportunité de visiter les studios des sessions de Thriller est importante pour moi. Nous n’avons pas eu besoin d’échanger en amont à ce sujet, même sans s’être jamais vus à ce moment-là, il a totalement compris ce que représente pour moi l’univers musical du Roi de la Pop. Il est donc temps d’arriver aux studios et Matt Forger est là pour nous accueillir. Le temps de se saluer et de savourer ces premiers échanges en chair et en os, nous nous retrouvons finalement comme de vieilles connaissances après de nombreux échanges au fil des années. Je le remercie bien évidemment de cette opportunité et c’est à ce moment qu’il me présente à Steve Burdick, le patron et propriétaire des studios. Steve nous accompagnera tout au long de la visite, nous expliquant qu’une session a lieu dans une heure et que nous ne pourrons rester par respect pour les artistes. Cela va de soi, et je sais que les visites à Westlake ne sont pas ouvertes au public, donc je ne peux que remercier également Steve Burdick de nous ouvrir ses portes. C’est d’ailleurs intéressant de le voir échanger avec Matt et de ressentir une vieille complicité entre eux. Ce dernier était à l’origine un salarié des studios lorsqu’il a travaillé sur les sessions de Thriller en tant qu’assistant de Bruce Swedien et il fait toujours un peu partie de la maison. Il est justement question de l’album le plus vendu de tous les temps car nous pénétrons dans le Studio A. Matt est très à l’aise comme guide, connaissant le lieu sur le bout des doigts avec des souvenirs totalement intacts. Rien n’a changé ici depuis 1982, à l’exception d’un parquet refait, et il nous montre où Michael et Paul McCartney se trouvaient lorsqu’ils ont fait leurs prises vocales pour « The Girl Is Mine ». Je repense alors aux images d’archives de cette session vues dans le documentaire Thriller 40 et je me dois de me pincer pour réaliser que je me trouve dans la même pièce. Il est temps de continuer la visite du Studio A et de nous retrouver derrière la console. Un des techniciens présents nous lance alors « The Girl Is Mine » en forme de clin d’œil : on se croirait revenu en avril 1982 lorsque ce titre a inauguré ces sessions de légende ! Je ne peux alors que penser à Bruce Swedien en train de mixer ce mythe qu’est Thriller avec Quincy Jones assis à ses côtés. J’ai visité la prison d’Alcatraz quelques jours plus tôt mais ce lieu n’en est pas moins historique dans mon ressenti. En ces murs, je repense immédiatement à cette photo publiée dans le livre de Steve Lukather avec Michael Jackson, Quincy Jones, Bruce Swedien, George Martin, Paul McCartney et les membres de Toto derrière cette fameuse console. Voilà pourquoi je demande la permission de prendre des photos à mon tour. Je pose bien évidemment avec Matt et Steve, non sans m’asseoir derrière la console (je n’ai rien touché, on va éviter une catastrophe !). Pour l’occasion, je sors de mon sac mon vinyle de Thriller qui arbore des signatures de personnes ayant bossé sur l’album. Je précise d’ailleurs à Matt qu’il faudra le signer à son tour, ce qui le fait éclater de rire. J’ai commencé ces signatures en 2011 sans me douter qu’un jour ce vinyle m’accompagnerait jusque-là mais la symbolique est forte.
Il est temps de nous diriger vers le Studio B et Matt nous montre fièrement la double porte blindée qui sépare les deux studios. C’était assez impressionnant d’en voir l’épaisseur avec deux portes superposées séparées par une plaque de plomb au milieu. Il est vrai qu’il faut bien cela pour éviter toute interférence sonore entre le Studio A et le Studio B. En entrant dans celui-ci, j’ai une pensée pour Anthony Marinelli qui m’a reçu la veille dans son propre studio chez lui. Il m’avait raconté dans son entretien paru dans Let’s Make HIStory avoir programmé les synthétiseurs de l’album en compagnie de Brian Banks durant trois semaines dans ce fameux Studio B. Ces informations me paraissent alors moins abstraites en découvrant le lieu. Un grand piano domine la pièce et Matt nous raconte qu’il était déjà là à l’époque et que nous ne pouvons imaginer le nombre d’enregistrements sur lesquels il apparait. Notre hôte continue d’être le guide parfait en nous menant vers la console pour nous partager une anecdote dont il est très fier. En effet, c’est ici qu’il a enregistré le solo d’Eddie Van Halen pour la chanson « Beat It » en compagnie de Donn Landee, le technicien attitré du Guitar Hero. Le groupe Van Halen faisait une pause lors d’une tournée et Eddie se trouvait alors à Los Angeles lorsque Quincy Jones l’a appelé. Matt est toujours hilare en racontant qu’Eddie avait bien raccroché trois fois au nez de Quincy Jones avant de comprendre que ce n’était pas une plaisanterie ! Il faut dire qu’il était surpris que ce producteur aux antipodes de son domaine musical puisse le contacter. Eddie accepta et gratuitement encore ! Après tout, qui se souviendrait qu’il était venu jouer sur cet album de Michael Jackson !? Matt nous raconte alors qu’il était fan du groupe et qu’avec ses affinités pour le rock, il était tout heureux que Quincy lui demande d’enregistrer cette session. Ce n’était pas forcément une coïncidence : Q était un remarquable directeur de casting pour choisir les meilleures personnes selon la situation. Une fois cette session légendaire réalisée pour un solo de guitare non moins mythique, il a fallu faire découvrir le résultat à Bruce et Quincy. Comme Matt le raconte si bien, ces deux-là n’étaient pas des habitués des sessions de rock’n’roll. Et manque de chance, les deux acolytes sont d’ailleurs très bougons ce matin-là. Sauf que tout change lorsque les deux hommes entendent ce fameux solo. Ils deviennent complétement dingues avec un sourire jusqu’aux oreilles qui ne les quittera plus de toute la journée ! C’était l’effet Eddie et on sait depuis qu’ils avaient raison.
On ne peut que raffoler de ce type d’anecdotes en nous dirigeant vers une salle remplie de disques RIAA qui démontre tout ce que représente ce lieu emblématique de l’histoire. Matt Forger nous explique d’ailleurs à ce sujet que lors des sessions de l’album de James Ingram l’année suivante, Quincy Jones avait fièrement expliqué que Thriller était disque de platine (1 million de ventes) rien que sur Los Angeles, ce qui était du jamais vu ! Voilà pourquoi Michael Jackson est un artiste qui a marqué l’histoire des studios Westlake (l’album Bad sera également réalisé là-bas mais dans des studios adjacents). On ressent sa présence tant il apparait partout sur les murs dans de nombreux cadres et photos. Dans cette atmosphère, je réalise combien je suis privilégié et que je réalise un de mes rêves que j’étais loin d’imaginer pouvoir réaliser. Je me revois lire le magazine Black & White avec son équipe se rendant à la Hit Factory de New York lors des sessions HIStory pour découvrir des chansons de l’album : c’était quelque chose qui me faisait rêver et je ne pouvais imaginer visiter un jour les studios où a été réalisé Thriller.
Toutes les bonnes choses ont une fin, et il est temps de quitter les studios Westlake. Je remercie une nouvelle fois Steve Burdick pour ce moment magique. Nous proposons alors à Matt de prolonger ce moment autour d’une bonne table. Dans la rue, j’aperçois alors ce Taco Bell qui me rappelle une photo avec Quincy, Michael, Rod Temperton, Nelson Hayes, Humberto Gatica et Matt pile au même endroit. Toutefois, nous ne suggérons pas d’y manger : cela aurait été un peu trop et le restaurant chinois juste à côté fera parfaitement l’affaire. Toutes ces bonnes ondes liées à cette matinée se prolongent lors de ce déjeuner et cette première rencontre avec Matt Forger restera inoubliable. Il faudra se revoir, forcément ! Je lui serai toujours reconnaissant pour ce beau cadeau. Michael Jackson s’entourait de personnes formidables, je ne peux que le constater. Ils formaient une belle équipe, et par cette générosité et ce partage, ils nous donnent les moyens de continuer à le célébrer.