John Bettis

 

 

 

Le nom de John Bettis ne peut vous être inconnu si vous vous intéressez à la discographie de Michael Jackson. En effet, co-crédité avec Steve Porcaro sur la chanson « Human Nature » en tant que parolier, il a su marquer de son empreinte ce titre légendaire. Je n’imaginais pas avoir l’opportunité d’un entretien avec lui, mais parfois les planètes s’alignent. En pleine préparation de l’édition du MJ MusicDay avec Steve Porcaro, j’avais échangé avec Tom Bähler qui m’avait dit : « Tu devrais en discuter avec John, c’est un ami à moi, je vais lui parler de ton événement ». C’est ainsi que John Bettis est revenu vers moi, intéressé par ce projet de faire venir Steve en France pour évoquer sa collaboration avec le Roi de la Pop. « Comment puis-je aider ? » fut sa question, et voici ma réponse à travers ces lignes d’entretien. Je le remercie de partager ici cette fabuleuse expérience musicale, une façon de célébrer les 40 ans de l’album Thriller sur le site.

Comment est venue cette passion de l’écriture au point de faire carrière dans la musique en tant que parolier ?

L’écriture, en tant que telle, c’est quelque chose que j’ai voulu faire dès que j’ai été en mesure de lire. J’avais trois ans, peut-être quatre, et une fois qu’on m’avait appris à lire, j’ai commencé à vouloir écrire des choses. Pendant des années, ma mère a conservé une histoire que j’avais écrite quand j’avais environ cinq ans qui s’appelait « The Brown Dog » et je l’avais assemblée très soigneusement avec du scotch. C’était donc un instinct naturel de ma part et ça l’a toujours été. L’écriture en elle-même et surtout le langage m’accompagnent d’aussi loin que je m’en souvienne. Pour moi, c’était aussi naturel que de lancer une balle.

En ce qui concerne la musique, je n’ai jamais vraiment remarqué que j’avais un talent musical parce que j’ai été élevé par des agriculteurs de l’Amérique rurale qui étaient agriculteurs depuis des centaines d’années. Dans ce genre de culture, personne ne s’attend à gagner sa vie autrement que par l’agriculture, et encore moins à vivre de la musique ! Dans ma famille, la musique, c’était pour se détendre à la maison, alors j’ai découvert que je pouvais en jouer lorsque j’avais huit ans. Le jour de ton huitième anniversaire, il y avait une sorte de rendez-vous pour choisir un instrument de musique, puis prendre des leçons et apprendre à en jouer. Je n’ai pas été élevé à la ferme mais mes parents ont perpétué cette tradition même si nous vivions à Los Angeles. Je suis donc allé au magasin de musique le jour de mes huit ans et ma mère m’a dit : « Qu’est-ce que tu aimerais jouer ? » J’ai choisi la batterie et elle a dit : « Choisis autre chose. » Alors, je ne sais pas pourquoi mais je me suis tourné vers la trompette. Elle m’a acheté cette trompette et je sais bien qu’elle n’était pas vraiment de qualité. C’était très étrange car je l’ai ramenée à la maison et je savais en quelque sorte comment en jouer. Le truc avec un cuivre, c’est qu’on ne peut pas s’en servir comme il faut parce qu’il faut développer les muscles autour de la bouche et apprendre à respirer ainsi. Il y a donc des choses techniques qui vous limitent jusqu’à ce que vous les appreniez. Mais j’ai compris comment se produisait un son et comment les valves fonctionnaient, alors j’ai fait semblant de me frayer un chemin à travers les gammes et tout ça assez tôt. Je savais juste jouer mais je n’y ai jamais vraiment beaucoup pensé. Je suis devenu un trompettiste de compétition dans mes premières années, de 10 à 13 ou 14 ans : je mettais mon costume en laine et j’allais m’asseoir dans cet auditorium surchauffé pour jouer mon Bach sur scène face au public. J’étais plutôt bon mais j’étais aussi accaparé par d’autres choses – j’étais un enfant très occupé, un enfant très curieux – et j’ai fait beaucoup d’autres activités et j’ai aussi travaillé très tôt dans l’entreprise familiale. Donc c’était juste une chose parmi d’autres. J’aimais ça, mais il ne m’est jamais venu à l’esprit que je le ferais professionnellement.

Quelles ont été les différentes étapes de votre carrière pour devenir un parolier réputé dans le monde de la musique ?

D’abord, j’étais dans l’orchestre de mon lycée et nous jouions évidemment dans la fosse pour les comédies musicales chaque année. Une année, nous avons fait The Pirates of Penzance de Gilbert et Sullivan, et l’un des gars qui jouait du trombone dans l’orchestre n’en faisait plus partie : il devait être sur scène avec toutes les filles et il était formidable parce qu’il était la star de la comédie musicale ! Alors, j’ai pensé : « Eh bien, je peux faire ça ! » L’année suivante, j’ai auditionné pour le rôle principal dans la comédie musicale et je l’ai eu ! Durant cette période, j’ai réalisé que les gens écrivaient des chansons et j’ai acheté ma première guitare. Ma doublure pour mon rôle dans la comédie musicale était dans la musique Folk, il m’y a intronisé et nous sommes devenus un groupe d’interprètes. Tout s’est en quelque sorte assemblé parce que j’avais toujours écrit, donc écrire une chanson semblait être une extension de l’écriture d’autres choses. Mais ce n’est qu’avec Richard Carpenter que j’ai réalisé où se trouvaient peut-être mon talent et mon caractère unique ! Et c’est que je pouvais juste entendre des mots à l’intérieur d’une mélodie : je ne sais pas comment le dire autrement. Je veux dire, dans ma tête, je peux voir la mélodie comme une architecture et elle commence à s’illuminer, elle commence à briller dans ma tête si je me sens capable d’écrire. J’avais une très bonne technique naturelle mais je n’étais pas un très bon parolier pendant les premières années ! (rires) Il y a des disques que je retirerais du marché si je le pouvais. C’est comme ça que tout a commencé, je veux dire, il y a beaucoup plus de détails mais… Pour moi, et je ne sais pas comment c’est pour les autres, ce n’est pas une carrière, c’est un mode de vie. C’est certainement le travail idéal pour moi qui s’est en quelque sorte développé ainsi de manière organique et la musique l’a accompagné d’une certaine manière.

Richard et moi avons lancé ce groupe ensemble (The Carpenters) et nous avons écrit 38 des chansons qu’ils ont enregistrées. Ma grande chance a été d’être en partenariat avec Richard et également avec Karen mais d’une manière différente. Je veux dire, elle et moi étions très proches et nous avions des sensibilités presque identiques à propos de tout. Nous avons joué ensemble les deux premières années, mais c’était mieux que seuls Richard et moi nous occupions de l’écriture. J’ai passé de superbes années 70 avec Richard et Karen : nous étions le groupe américain ayant le plus vendu de disques de la décennie. Un certain nombre de classiques sont sortis de cette époque. J’ai pensé que j’avais sûrement atteint le sommet de ce que je pouvais espérer atteindre. Je continuais d’écrire et de faire des tubes, mais je ne m’attendais pas à ce que cette expérience fulgurante se produise de nouveau.

Ensuite, dans les années 80, je vivais entre Nashville Los Angeles. J’ai fait beaucoup de tubes country. J’ai écrit une chanson qui s’intitule « Slow Hand », ici à Nashville, et qui est devenue un gros hit à deux reprises (The Pointer Sisters et Conway Twitty). Puis, Donna Summer s’est intéressée à une de nos chansons intitulée « Heart Of The Night » et c’est comme ça que j’ai rencontré Quincy. Je me disais : «  C’est super ! Je fais beaucoup de bons disques et je me retrouve à travailler avec des gens iconiques comme Quincy : les choses se passent bien ! ». Puis, l’album Thriller est arrivé et je me suis dit : « Bon Dieu ! » Je veux dire, il n’y a rien de comparable à cela. Il y a l’album Thriller et il y a tout le reste. C’était un événement historique et mondial à la fois. J’ai eu beaucoup de bonnes expériences avec beaucoup de grands artistes, mais je ne pense pas que ce soit comparable à ce que représentait Michael. D’accord, je n’ai rencontré qu’un certain nombre de personnes, mais c’est certainement la personne la plus talentueuse que j’ai rencontrée de toute ma vie. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui pouvait littéralement TOUT faire et le faire aussi bien ! Il le pouvait vraiment car ​​il était le showman le plus complet que nous ayons jamais eu. C’était un être humain étonnant. Mais j’ai vécu des moments comparables et similaires avec d’autres grand(e)(e)s artistes. Quand Whitney Houston a chanté ma chanson « One Moment In Time » dans cette robe jaune aux Grammys, j’ai cru que j’allais m’évanouir ! C’était tellement bon ! Il y a d’autres moments comme celui-là, mais ils se réduisent au fait que quelqu’un est un génie dans un certain domaine. Whitney était une chanteuse de génie : elle avait des facilités infinies qu’elle exploitait à travers sa voix. Elle pouvait chanter ce qu’elle entendait. Et elle entendait des choses que personne d’autre n’entendait. Cependant, cela restait cantonner à ses performances vocales, aussi brillantes étaient-elles. Personne n’a jamais été capable d’être au niveau de Michael Jackson dans tous les domaines. Personne. Même pas à un niveau proche.

Comment avez-vous été contacté pour écrire les paroles de « Human Nature » ? Comment vous a-t-on présenté ce projet ?

J’étais un grand fan de l’album Off The Wall. Je savais que tous les compositeurs de Los Angeles essayaient d’écrire une chanson pour le nouvel album de Michael. Ils étaient tous de grands auteurs mais honnêtement, j’écrivais dans une autre direction à l’époque. Je cherchais dans le style de « Slow Hand », « Crazy For You », « The Woman In Me », et j’avais trouvé un ton de voix qui lyriquement me plaisait vraiment. Je savais que Michael enregistrait et j’étais un grand fan, mais sincèrement, je me suis dit : « Je n’ai vraiment rien à proposer pour Michael en ce moment. Peut-être que dans un an ou deux, j’en aurai fini avec tout ça et avec un peu de chance, ils enregistreront un nouveau disque et j’aurai peut-être une chanson pour lui alors.» J’avais déjà travaillé avec Quincy et Donna : j’avais écrit une chanson et nous l’avions travaillée ensemble. Quincy a été très généreux à ce sujet. Les premiers temps où j’avais travaillé avec lui, c’était un peu troublant de se souvenir que c’était Quincy qui était assis là, à côté de moi ! Dans le sens où tu es un peu nerveux, puis tu te dis que ça y est, tu as intégré le truc, mais tu lèves la tête et tu vois que c’est bien Quincy, et là tu stresses de nouveau ! C’est marrant ! De toute façon, je ne faisais même pas attention au nouvel album de Michael. Puis, j’ai entendu dire que Michael et Quincy l’avaient terminé, et je suppose que je savais que Rod Temperton travaillait dessus aussi, alors j’ai pensé : « Oh, c’est super ! J’ai hâte de l’acheter et de l’écouter ! » Mais ensuite, par l’intermédiaire de mon éditeur, Quincy a eu mon numéro et il m’a appelé. Il ne faisait pas ça normalement, je veux dire, ce n’est pas comme s’il ne m’appelait jamais, mais je savais qu’il travaillait sur ce disque, alors pourquoi m’appellerait-il ?… Je pensais qu’il avait beaucoup à faire… Lors du coup de fil, Il me semble qu’il m’a dit avoir trouvé un morceau de musique et il m’a demandé si j’étais disponible. J’ai dit que j’étais en train d’écrire mais que si je pouvais aider, je le ferais. Il a dit : « Oui ! Je vais t’envoyer tout ça, je veux que tu l’écoutes, et que tu vois si tu peux écrire des paroles là-dessus. » J’étais, bien sûr, honoré et, inutile de le dire, un brin excité, je suppose…Ils l’ont envoyé par coursier : à l’époque, c’est ce qu’on faisait, vous savez, on ne pouvait pas le faire par ordinateur, alors un gars à moto ou quelque chose est venu avec une enveloppe.

 

Je suis fasciné par votre travail et je me suis toujours demandé comment venait l’inspiration, et le fait de mettre des mots sur une musique. Lorsqu’on découvre la musique de « Human Nature », est-ce qu’on sait immédiatement que l’inspiration viendra ?

J’ai écouté la cassette que Quincy m’avait envoyée, seul dans ma tanière, et quand je suis arrivé au deuxième couplet avant le refrain, je me suis dit : « Waouh !… » Comme je vous l’ai dit, je peux visualiser l’architecture d’une mélodie dans ma tête et quand ça commence à s’illuminer, je me rends compte que je peux probablement écrire des paroles. La mélodie me sautait un peu aux oreilles à travers les haut-parleurs. Alors, je me suis assis dans ma tanière où je n’écrivais normalement pas, et j’ai commencé à noter des paroles. Quand j’ai écrit la ligne « If this town is just an apple, let me take a bite », j’ai refermé le bloc sur lequel j’écrivais, je me suis servi un verre de vin rouge et je suis monté dans mon bureau. C’est quelque chose que vous apprenez sur vous-même, vous savez : quand vous écrivez une ligne qui est meilleure que vous ne l’êtes vraiment en tant qu’écrivain, et c’était le cas, n’est-ce pas ? C’était évidemment l’une des meilleures lignes que j’avais écrites jusqu’à présent. Alors, je me suis dit : « Ok, ok, maintenant prenons ça au sérieux ! On va aller au bout ! » Je suis monté et honnêtement je ne faisais pas attention à l’heure, mais environ trois heures plus tard, peut-être un peu plus, j’avais fini. Je ne peux pas vous dire comment je leur ai fait savoir mais je pense que j’ai peut-être laissé un message à mon éditeur car je ne pense pas que j’avais le numéro de Quincy. J’ai fait savoir à quelqu’un que j’avais terminé les paroles, mais je ne me souviens pas comment. Ils m’ont recontacté d’une manière ou d’une autre le lendemain et m’ont dit que je devais voir Steve, que je n’avais alors jamais rencontré, le lendemain chez lui dans la vallée de San Fernando. Et sinon, ah oui, Quincy m’a fait savoir qu’ils voulaient l’enregistrer le même jour ! (rires) Si vous n’aimez pas la pression, vous ne devriez pas faire ce que je fais dans la vie. Nous n’avions même pas d’imprimantes, mais j’avais une machine à écrire IBM Selectric sur laquelle je pouvais imprimer, alors j’ai apporté trois ou quatre copies dactylographiées chez Steve.

Quelle a été votre méthode de travail avec Steve Porcaro ?

Steve a été super et nous avons dû mettre tout cela en forme. Il avait eu une inspiration musicale basée sur une expérience de sa fille, et il avait donc le premier extrait du refrain, mais pas d’autres mots. Je ne savais rien de cette histoire et je l’ai écrite au sujet d’autre chose. Donc, au début, Steve a été un peu surpris parce que mon inspiration était centrée sur quelque chose qu’il me semblait que Karen et Michael avaient très fortement en commun. Et c’était quelque chose que j’aurais voulu dire bien plus tôt. Alors, j’ai écrit à ce sujet : c’était très risqué et égocentrique de ma part de le faire de cette façon, mais je l’ai fait. Steve n’avait jamais eu de paroles écrites pour sa musique auparavant et l’histoire que je racontais était très différente de son inspiration d’origine, mais c’est un très bon musicien et il savait que ça collait. Il l’a revisité et je pense qu’il a dû s’en imprégner plusieurs fois juste pour se rassurer sur le fait que ça fonctionnait. C’était à peu près correct mais ça n’avait pas la bonne forme. Il était environ 13h ou 13h30 et nous devions être au studio vers 16h. Je devais encore arranger les paroles. Je pensais que le pont allait être juste instrumental comme l’intro, mais il voulait une vocalisation là-dessus, alors j’ai dit : « Eh bien, voyons s’il y a quelque chose de léger que tu peux dire. » (rires) C’est pourquoi ce passage est aussi simple parce que, pour moi, j’avais l’impression que les paroles allaient l’alourdir. Ensuite, nous avons amené tout cela au studio.

Quincy a décelé tout le potentiel de la démo de « Human Nature ». Avez-vous ressenti une sorte de pression en rejoignant cet ambitieux projet avec Michael Jackson et Quincy Jones ?

Eh bien, il y avait deux personnes inspirantes dans la pièce : il y avait Michael et il y avait Quincy. Si vous ouvrez Quincy en deux, vous trouverez un arrangeur. On est d’accord que c’est un excellent directeur de casting et producteur, mais quand vous écoutez les disques de Quincy, il y a une raison pour laquelle ils sonnent si complets et c’est parce qu’ils sont toujours bien finalisés, ils sonnent toujours musicalement juste mais jamais trop chargés. C’est parce que c’est un brillant arrangeur au sens propre du terme. Alors, je savais que je ferais mieux d’apporter toutes mes compétences techniques à la fête si j’étais parti pour écrire des chansons pour Quincy ! (rires) En plus, il est trompettiste, et moi aussi. En jouant de cet instrument, on acquiert un sens du rythme en utilisant sa langue de cette manière, parce que la langue articule le ton de la trompette. Donc, c’était les deux : j’ai été inspiré pour bien faire parce que c’était Michael et Quincy.

Steve Porcaro avait déjà quelques paroles pour sa démo avec les « Why, why ». Est-il plus difficile de suivre les idées et la vision de quelqu’un ou de partir d’une page blanche ?

Oui, il avait « Why, why… » et je pense qu’il avait «Tell ‘em that it’s human nature» ou du moins « human nature ». Pour les mots qui liaient ces deux parties, je ne me souviens pas si nous avons dû affiner ou pas. Mais c’était tout : il n’y avait rien d’autre. Comme je l’ai dit, je ne savais pas quelles étaient ses idées ou sa vision, et j’en suis très content parce que depuis ma place, je parlais à Michael. Je sais que c’était présomptueux de ma part à l’extrême, mais j’écrivais en fait quelque chose pour que Michael, l’artiste, le chante parce que mon premier travail consistait à me plonger dans ma réaction artistique envers lui en tant qu’artiste interprète, à me perdre en quelque sorte en lui en tant que une personnalité et à m’assurer que ce que j’écrivais lui soit confortable lorsqu’il le chanterait. C’est pourquoi chaque parole que j’écris est toujours dans mon style, mais ces paroles sont toujours légèrement différentes aussi parce que chaque interprète est différent. Le choix du son /aʊ/ et du son /t/ a été central. Michael était un chanteur rythmique, et son sens de l’horloge interne et du rythme interne était si impeccable que je voulais faire de mon mieux pour lui donner une chance d’exploiter son talent au maximum. L’utilisation d’un son diphtongue /aʊ/ se confrontant à une consonne dure comme /t/ lui donnerait l’opportunité d’utiliser le rythme au maximum. Des mots comme «nightime», et des lignes comme «if this town is just an apple, let me take a bite » fourniraient des consonnes explosives à gérer. Les consonnes facilitent l’expression du rythme pour l’interprète.

Dans ma méthodologie – et je pense que c’est probablement vrai – l’existence de la musique chez les homo sapiens est antérieure au langage. Il y a peut-être eu d’autres noms pour l’utilité disons, comme « aider », « courir », « antilope » mais c’est utilitaire, ce n’est pas vraiment du langage, c’est de l’identification. La langue, c’est autre chose : la langue n’est pas un dictionnaire. Ce sont des connections conceptuelles, pas de l’identification. Je pense que pour de nombreuses raisons primitives, ils ont articulé la musique bien plus tôt, peut-être même des millénaires avant d’articuler le langage de la manière dont nous le considérons. Ce que je fais en ce moment s’est probablement produit des milliers d’années après qu’il y ait eu des instruments de musique en bois, des intonations, des chants de chasse et tout ça. Une fois que le langage a commencé à se développer, ce fut le grand moment du parolier du genre « Ok, comment on associe des mots à tout ça ? » Lors de la création de toutes ces choses, il n’y avait pas d’écoles, personne ne savait lire, personne ne savait écrire. Ce sont toutes des choses qui ont été faites lorsque le conscient et l’inconscient étaient davantage intimement liés. Alors, plus je peux me rapprocher de ce qu’est la musique primitive, l’expression primitive dans les intonations qu’on me donne, dans les mélodies qu’on me confie, plus je peux me rapprocher du langage primitif, et plus le public sera emporté par la musique. Ce qui fait que les gens accrochent à la musique, c’est la façon dont elle s’insinue dans l’inconscient : c’est ce qui fait vraiment que ça marche. La langue peut soit l’aider pour cela, soit être un obstacle. Et vous n’imaginez sans doute pas le nombre de fois où je me suis mis des bâtons dans les roues à ce sujet.

Aviez-vous échangé avec Michael Jackson au sujet des paroles ?

Oui, lors de la session. Quincy avait immédiatement validé les paroles. Rétrospectivement, en y repensant plus tard, j’étais soulagé. Je ne sais pas s’il a dit « C’est bien » ou « C’est super » mais il était clair qu’il aimait le résultat. J’avais changé le titre en « I Like Living This Way » mais Quincy a dit qu’il voulait vraiment que ça s’appelle « Human Nature ». Alors, j’ai dit : « Ok, c’est ton boulot. » Je ne me souviens pas de la manière dont nous l’avons présentée, donc c’est Steve qui a dû le faire, une seule fois et ça a suffi. Michael continuait de regarder la partition et les paroles mais tout le monde était déjà parti à dire « Ok, enregistrons de cette manière ». À la session, David Paich était déjà là, et bien sûr Steve, et il me semble qu’il y avait un troisième musicien, je veux dire en plus de Rod Temperton, mais je ne me souviens plus qui c’était… C’était peut-être un autre membre de Toto et ça devait être Luke (Steve Lukather). À un moment donné, nous avons fait écouter la chanson à David avant de la jouer pour Quincy, et David a voulu réarranger les accords mais Steve ne l’a pas laissé faire : c’était un sacré moment ! (rires) Une fois que les paroles ont été validées, tout le monde s’est mis à programmer les synthétiseurs et à se mettre en place pour commencer l’enregistrement. Michael m’a pris à part et nous avons partagé un court moment très touchant tous les deux. C’était la première fois que je parlais à ce jeune homme et c’était très intime. Il était plutôt renfermé, mais il possédait toujours la puissance de l’expression individuelle, et vous pouviez le sentir. Il parlait très doucement, et il voulait savoir comment j’avais su écrire ces paroles pour lui. C’est là que j’ai réalisé que j’avais atteint mon but. Je lui ai parlé de Karen qui était mourante, et c’était moins d’un an avant son décès, donc j’avais beaucoup de choses présentes à l’esprit. Vous savez, le lien entre ces deux êtres, pour moi, c’était l’isolement forcé par rapport au monde. Karen avait seize ou dix-sept ans quand nous avons eu du succès, et à dix-neuf ans, elle était devenue une star. Nous étions tellement jeunes qu’elle vivait encore chez sa mère. Elle était passée d’inconnue à Karen Carpenter en un an. Elle a sauté un tas d’étapes dans sa vie intime parce que la célébrité l’a obligée à s’isoler, et quand vous faites ça, vous souffrez. Et Michael était une superstar quand il avait environ huit ans. Quand on parle de sauter des étapes !… Alors je lui ai dit ça, que je sentais quelque chose de commun entre eux deux. Nous avons parlé un moment de ce genre de choses et il m’en a remercié. Quand j’ai appris beaucoup plus tard que c’était l’une de ses chansons préférées parmi toutes celles qu’il a enregistrées, j’en ai nourri une grande gratitude.

Il a fallu un peu de temps avant que l’enregistrement ne sorte, puis Thriller est devenu Thriller. Thriller n’était pas vraiment Thriller comme nous le considérons aujourd’hui jusqu’à l’émission de télévision Motown 25. Je me souviens avoir regardé ça à la télé et m’être dit : « Ok, maintenant, les paris sont fermés. » Je suis un accro du show business et avec la diffusion simultanée à la télévision, vous pouvez sentir lorsque ces rares événements se produisent qui sont des tremblements de terre dans le monde de la culture. Quand il a fait un moonwalk sur cette chanson, j’ai regardé ma femme de l’époque et j’ai dit : « Ça va devenir fou ! CELA change tout. » Et c’est ce qui s’est passé. L’enregistrement de « Human Nature » avait eu lieu huit ou neuf mois, peut-être plus, avant l’émission Motown, donc tout était à peu près normal ou disons habituel jusque-là. À cette époque, je travaillais avec un de ses amis très chers nommé David Gest. David essayait de monter une comédie musicale sur la vie de Robert Burns. Michael avait un studio d’enregistrement chez lui à Hayvenhurst et il autorisait généreusement David Gest et moi, ainsi que mes collaborateurs, à travailler sur cette comédie musicale là-bas. Donc, de temps en temps, j’y croisais Michael. C’était bien parce que je pensais pouvoir dire que la façon dont nous nous parlions venait de ce moment que nous avions eu sur « Human Nature », alors que je ne le connaissais pas du tout, avait eu une résonance chez lui… Il était toujours très sociable avec moi comme si nous savions tous les deux quelque chose l’un sur l’autre dont on ne parlait jamais. Nous nous comportions comme si nous étions plus proches que nous ne l’étions en réalité. Nous avions des amis communs, en particulier un gentleman indien. Michael m’envoyait parfois ses salutations par l’intermédiaire de cet ami, et quelques fois une question à laquelle je répondais et que je lui faisais transmettre. Voilà le genre de proximité que nous avions, et ni plus ni moins n’eut été souhaitable. Michael faisait partie d’un monde très spécial où les règles sont différentes dans une atmosphère particulière. Mais c’était touchant qu’il m’envoie ses salutations et me pose des questions, et je lui donnais des réponses sincères. Je ne savais jamais ce qu’était sa réaction à ma réponse, mais une fois j’ai demandé parce que je ne pouvais pas m’en empêcher : la curiosité a eu raison de moi ! Je ne vous divulguerai pas les questions car ce serait trahir sa confiance. C’était un conseil direct que je lui donnais et j’ai demandé : « Qu’est-ce que Michael a dit ? » et notre ami s’est contenté de sourire. Je me suis dit : « Oh, ok, ok… » Mais je ne l’ai jamais vraiment revu après ça, vous savez, après 1983 ou 1984. J’étais occupé à faire d’autres trucs aussi parce que je venais juste de commencer à faire des films donc j’étais sur les plateaux à Londres, et ici ou là. J’étais distrait par mon propre truc. Mais c’était presque comme être dans un film avec lui d’une certaine manière !

À travers les paroles de la chanson, je me suis en quelque sorte permis de lui proposer subtilement un conseil. Je pensais que Michael devrait en fait faire ce que la chanson disait de faire. Je pense que ça aurait pu être amusant, tout d’abord, pour lui, et deuxièmement, qu’il est très difficile pour quelqu’un dans le monde de Michael d’avoir le genre de liberté personnelle d’être soi-même, d’explorer la vie, d’établir des liens avec les gens et d’explorer les relations. Il peut être sacrément difficile lorsque vous êtes une superstar à ce niveau d’avoir un véritable contact humain. Donc j’étais en quelque sorte en train de lui présenter une allégorie qu’il pourrait vivre.

Quel souvenir gardez-vous du moment où vous avez entendu « Human Nature » pour la première fois ?

Bon, ce n’était sûrement pas à la radio car « Human Nature » était le sixième single du disque alors je l’ai sans doute écoutée avant de l’entendre à la radio. J’aimerais pouvoir me souvenir de l’environnement, où je me trouvais… Je sais sur quel système de son ça devait être mais je ne me souviens pas du moment précisément… Pourtant, je me souviens d’un sentiment parce que je n’étais pas là pour la prise finale. J’étais là pour une partie de l’enregistrement de la piste ce jour-là, mais après un certain temps, je me suis vraiment retrouvé dans la position de la cinquième roue du carrosse parce qu’ils n’avaient pas besoin de moi pour quoi que ce soit, donc j’étais juste un « parasite ». C’était gênant comme ça l’est toujours dans ces cas-là. J’étais là pour l’élaboration de la piste de base avec Steve, David et Bruce Swedien et quand tout le monde cherchait à trouver le bon son et tout ça, mais une fois qu’ils avaient validé les sons, ils se sont mis à travailler spécifiquement sur les différentes parties et comment les agencer et les superposer. Je me souviens d’avoir écouté la partie vocale de Michael en amont et d’avoir été frappé par la façon dont il s’était approprié la chanson. Je n’étais pas surpris par le fait qu’il se la soit approprié : j’étais surpris par la façon dont il l’avait fait, et il est difficile de mettre cela en mots. On aurait dit un jeune étalon donnant des coups de sabots dans les murs d’une étable. Il y avait un certain effort à se débarrasser des contraintes. Tout d’abord, c’était élogieux qu’il y ait mis ce genre d’expression artistique, mais il a aussi fait un excellent travail. C’était une lecture très virile de ces paroles, très masculine, et ça m’a beaucoup touché. Il y avait une masculinité dans ce rendu vocal qui m’a rendu fier de lui pour l’avoir trouvée, et fier de moi pour l’avoir écrite. Tout était là sur la planche à dessin, je veux dire, les roues étaient là où elles devaient être mais il conduisait la voiture différemment et brillamment. Il se l’est totalement appropriée.

Ce titre est devenu un classique de la discographie Jackson. Lorsqu’un morceau qu’on a écrit devient un tube, est-ce qu’on se dit qu’il ne nous appartient plus ?

Oui, et c’est valable pour toutes les chansons dans ce cas : c’est un fait. Attention, je ne vais pas faire don de cette chanson, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! (rires) Mais oui, évidemment, que c’est une de ces choses vraiment déroutantes qui arrivent quand vos chansons deviennent très répandues. « One Moment In Time », « Top of The World » sont bien plus que des tubes. Elles ont touché une corde sensible universelle, Dieu merci, chez mes contemporains. C’est la meilleure chose qui pouvait arriver car c’est ce que je cherchais à atteindre : l’universalité de l’âme humaine en chacun(e) de nous. Cette chanson « Human Nature » fait partie du lot. S’ils sont honnêtes, la plupart des auteurs de chansons, notamment ceux qui font ce métier depuis longtemps et en ont écrit beaucoup, vous diront qu’ils ne les écrivent pas vraiment, en fait, mais qu’elles viennent à eux. Dès le départ, elles sont ce qu’elles sont, et vous risquez de tout ficher en l’air au niveau de l’écriture si vous vous accrochez un peu trop à l’idée que vous maîtrisez les choses. Si vous dites « la mienne, le mien, moi, moi, moi… », vous fermez la porte à toutes les autres chansons intemporelles que vous pourriez encore écrire.


Quel(s) souvenir(s) garderez-vous de cette collaboration avec Steve Porcaro, Quincy Jones et Michael Jackson ?

Oh, ces gars-là, avec Bruce et Rod, ils ont inventé la moitié de ce qu’on continue de faire aujourd’hui.

Merci John Bettis ! 

BRICE NAJAR
FRANCE

Né à Annecy en 1979, il est l'auteur de quatre ouvrages liés à l'univers musical de Michael Jackson. "Itinéraire d’un passionné" et "The Jacksons : Musicographie 1976-1989" sont parus en 2013 et 2014. Chacun de ces deux livres, bien qu'indépendant, est donc le complément idéal de l'autre. Pour son projet suivant, Brice reste dans cette même thématique musicale mais dans un concept différent. "Let's Make HIStory", paru en 2016, est un recueil d'entretiens avec des protagonistes du double album "HIStory" de 1995. En 2020, l’auteur complète son sujet avec un nouvel ouvrage intitulé "Book On The Dance Floor". Une façon de décrypter le travail en studio du Roi de la Pop.

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