David Paich 
« Forgotten Toys » 

(The Players Club – 2022)

Il y a des disques que vous attendez des années par fidélité pour un artiste, d’autres qui viennent après une promo bien huilée qui vous font succomber. Ce Forgotten Toys de David Paich entre dans une autre catégorie puisque je ne m’attendais pas à un premier disque solo de la part du membre emblématique de Toto. Il est vrai que depuis son retrait lors de la dernière année de la tournée des 40 ans du groupe, en 2019, on pouvait légitimement se demander si l’homme au chapeau n’était pas parti à la retraite. La nouvelle lineup annoncée en 2020 avec seulement Steve Lukather et Joseph Williams allait dans ce sens, et cette page tournée ne pouvait que confirmer le sentiment que le cofondateur de la formation du groupe se ferait rare. Me voilà donc dans le même état d’esprit qu’en 2016 lorsque Steve Porcaro avait produit son excellent Someday Somehow  !

Comment résumer David Paich en quelques lignes ? Ce n’est pas chose aisée tant le musicien a œuvré dans de nombreuses discographies en tant que claviériste, composeur, arrangeur et producteur. Fils du musicien Marty Paich, David a suivi les traces de son père et c’est ainsi qu’on lui doit les plus grands tubes de Toto comme « Hold The Line », « Africa » et « Rosanna » qui sont imposés par les promoteurs de chaque tournée du groupe, tant ils font partie intégrante de l’ADN du groupe. D’un point de vue plus personnel, c’est en assistant à un concert de cette formation que j’ai eu une révélation déterminante pour m’intéresser aux musiciens de studio. En tant que fan de Michael Jackson, j’avais parcouru ses livrets d’albums au point de vouloir découvrir ces différents protagonistes sur une scène. Lors d’un solo de David Paich, j’entendis une musique inédite qui me sembla familière au point de réaliser toute l’envergure de cette richesse musicale. Je me devais donc de creuser, de m’intéresser à ces magiciens de l’ombre. Une façon de m’ouvrir, d’essayer de m’élever et de comprendre que ce monde est vaste. J’aurai toujours cette reconnaissance envers David Paich pour m’avoir ouvert, non pas les yeux, mais les oreilles.

Voilà pourquoi Forgotten Toys est une belle surprise que je n’attendais pas. L’artiste démontre que ce souhait ne plus monter dans un bus lors d’une tournée n’exprime pas un retrait définitif de la musique. David Paich démontre que son envie est intacte et qu’il a encore des choses à partager après plus de 45 ans de carrière. Il n’a plus rien à nous prouver et dans cette optique, on ne peut que déguster l’ensemble comme un bonus fort agréable. Il nous ouvre ici son cœur en même temps que son coffre rempli de pépites. Voilà pourquoi j’ai attendu de recevoir l’édition vinyle et le CD afin de découvrir ces nouveaux titres, résistant à quelques vidéos YouTube sous forme de teasers, non sans un brin de nostalgie liée à une époque révolue. Le fait d’aimer Toto et David Paich nous rappelle ces instants de première écoute d’un disque avec l’objet entre nos mains, avec un livret et des crédits à dévorer. C’est un moment particulier, celle d’une passion qu’on définirait comme celle d’un puriste. Le visuel de la pochette réalisée par Lorraine Paich, l’épouse dévouée du maestro, va dans ce sens. De nombreux objets liés à sa vie d’adulte comme ceux liés à Toto accompagnent cet ours en peluche offert par ses parents. Symboliquement, ce compagnon d’enfance porte un chapeau et on croirait qu’il va se mettre au piano.

Je pourrais analyser longuement tous ces petits détails réunis pour la bonne cause mais je m’impatiente déjà d’écouter les premières notes. En effet, il est temps de partir pour un voyage musical dans l’univers de Paich et d’oublier tout le reste. Comme quoi il est encore possible en 2022 que le temps se suspende pour savourer de bonnes choses loin d’un monde de plus en plus exigeant face à un calendrier qui s’accélère au fil des mois qui passent.

C’est ainsi que l’instrumentale « Forward » débute comme une brève introduction. Cela n’est pas sans rappeler quelques concerts avec un rideau dissimulant la scène pour tenir le public en haleine avant l’entrée fracassante de l’artiste. Cette formule s’est tellement appliquée pour Toto qu’on peut aisément faire le parallèle avec cet opus de David. De façon magistrale, il annonce son arrivée et nous coupe le souffle jusqu’à ce que les premières notes de son synthétiseur arrivent comme une délivrance tant on reconnaîtrait son style entre mille. On se sent alors en terrain connu sans avoir besoin de connaître le morceau en question. C’est dans ce contexte agréable que débute « WillIBelongToYou ». En fermant les yeux, on imagine que le rideau est tombé et que les projecteurs sont braqués sur l’homme au chapeau. Notre ovation reste intérieure mais sonne comme une délivrance mêlant l’exaltation et la passion qui s’intensifient lorsque cette voix familière commence à se faire entendre. Nombreux sont les fans de Toto qui trouvent un charme supplémentaire à des titres comme « Africa », « Lovers In The Night », ou le début de « Home Of The Brave » pour ce timbre chaleureux et un brin apaisant au point de nous rassurer comme la présence d’un être proche à nos côtés. On se demande même si ce n’est pas du Toto lorsqu’on entend Joseph Williams lors du refrain. Avouons-le, c’est par la performance de ce dernier qu’on retiendrait inconsciemment ce titre pour le chantonner et finalement l’avoir dans la tête toute la journée. Dans son rôle de coproducteur du disque, Joseph s’offre ici son morceau de bravoure par ce duo et cette belle déclaration d’amour qu’on aurait aimé savoir écrire. Le résultat est efficace et aurait toute sa place dans la discographie du groupe, mais lorsqu’on réalise que Steve Lukather, Nathan East à la basse et le batteur Greg Bissonnette sont également de la partie, c’est bien un travail en famille qui a été réalisé.

« Spirit Of The Moonrise » ne me laisse pas le temps de souffler et me surprend dès les premières secondes par ce riff de guitare entêtant et volontairement inquiétant que j’aurais davantage imaginé sur un album solo de Steve Lukather. Choisir de mettre cet instrument en avant n’est pas anodin mais je constate que Dean Parks, autre membre emblématique de l’équipe des sessions de Quincy Jones, est à la rythmique. Je me dis toutefois que Luke ne doit pas être loin tant ce morceau a été écrit pour lui, comme si son instrument pouvait accentuer toute cette tension et cette dramaturgie électrique. Dans ce rêve qui vire au cauchemar, une demoiselle à cheval n’a plus que la lune qui vient de se lever pour la guider et espérer retrouver son chemin. De la lumière aux ténèbres, ce morceau up tempo exprime cette course frénétique du cheval cherchant à retrouver le chemin de la maison. Le pont reste le seul moment de répit avec une once d’espoir exprimée par ce solo d’orgue prenant le pas sur la guitare, comme si la majestuosité de l’animal méritait d’être soulignée malgré ce terrible contexte. Ce moment solennel reste de courte durée, car cette solitude et cette détresse s’amplifient dans un final en apothéose. Il faut dire que Steve Lukather se lance dans un solo à l’instinct, venant de ses tripes, et est fort bien épaulé par les adlibs de Michael McDonald, comme au bon vieux temps de « I’ll Be Over You ». Il s’agit donc bien d’un duo entre Paich et Luke, ce dernier s’exprimant par l’intermédiaire de son instrument de prédilection. Ainsi, on aurait exulté sur cette performance en ouverture lors d’un concert de Toto et on serait même tenté de la comparer à celle de « Stranger In Town ». La présence de David Hungate et de Lenny Castro confirme ce sentiment de retrouvailles et de communion entre vieux briscards dans cet opus. On ne ressort pas indemne de cette expérience tant on est conquis d’avoir entendu du Toto de très haut niveau.

Il est temps de souffler un peu, et c’est fort judicieusement que David nous offre alors un moment de détente avec « First Time ». Le climat se veut volontairement apaisant dans un moment d’innocence que le musicien porte à lui seul sur ses épaules. Nous ne sommes pas ici dans une composition voulant mêler différents talents comme lors des deux précédents titres, au point de songer à Toto. On reste focalisé sur l’homme au chapeau, porté par ses talents de narrateur et ses notes de synthé sucrées nous plongent dans une sérénité autant belle qu’émouvante. On se souvient alors de nos premiers sentiments et émois de jeunesse, et on se laisse bercer en revivant cette innocence aujourd’hui perdue. On se revoit peu confiant, hésitant dans cette initiation à l’amour. La prestation d’Elizabeth Paich venue soutenir vocalement son papa apporte un charme supplémentaire à l’ensemble et on aimerait que cette chanson ne s’arrête jamais pour rester dans ce passé qui nous sourit. Que ce soit avec un synthé ou un piano, David Paich reste un magicien, un conteur des temps modernes qui nous fait voyager dans un monde imaginaire par ses plus belles partitions. Mon gros coup de cœur de l’album ! Si je devais expliquer pourquoi j’aime ce musicien, je pense que je prendrais désormais ce titre en exemple.

Retour à un morceau uptempo avec « Queen Charade » qui me fait songer à l’album Mindfields. J’ignore si c’est à tort ou à raison, mais peut-être que ce sentiment me rappelle que, selon moi, la voix de David Paich n’a pas été assez présente avec Toto dans les années 90. Cet album conjure donc le sort par ce plaisir de l’entendre chanter plusieurs titres à la suite. Même si j’avoue n’avoir pas autant d’affection pour ce titre que pour le précédent, je me laisse porter par cette ambiance d’un bar où l’alcool coule à flot. Une sorte de soirée vécue avec cette reine qui va le plumer aux cartes et l’encourager à la consommation. Une soirée sans souci d’un lendemain où on aura tout oublié sauf ou moment de retomber sur une facture froissée au fond d’une poche. A moins qu’il s’agisse là d’une métaphore de l’addiction aux jeux, qui sait ? On imagine alors ce décor d’une jam session où l’artiste improvise au piano avec une bière devant lui, tandis que son comparse s’épuise à l’harmonica, loin du cadre millimétré d’un studio. Voilà un autre aspect de ce riche univers musical mis en scène par l’artiste. Une nouvelle fois, une chanson voit son histoire racontée par des paroles, mais l’univers de celle-ci s’exprime totalement par la musique. Cela peut sembler être une évidence mais pourtant ce talent de narrateur musical n’est vraiment pas donné à tous les musiciens.

Comme tous les fans de Toto, je connaissais déjà le titre suivant, « All The Tears That Shine » car il était paru sur l’album XIV  de Toto en 2015. Ma première pensée lorsque j’ai regardé la liste des chansons a été de me demander la raison de ce réchauffé. Je dois avouer que dès la première écoute de cette nouvelle version, je m’en veux d’avoir eu ce préjugé. Et pour cause, je découvre la prestation vocale de Michael Sherwood, coauteur de la chanson, bien connu des fans en tant que proche collaborateur de Steve Porcaro. Cette piste, sans doute extraite d’une démo, résonne ici comme un très bel hommage à cet artiste tristement disparu il y a trois ans. J’avais été conquis par la version précédente et je n’imaginais pas qu’il était possible de la rendre plus belle. Lorsqu’un album est finalisé (et c’est la même chose pour un livre), vous passez à autre chose et vous devez vous accommoder du résultat. D’autant que, de toute façon, les talents de compositeur de David Paich ne sont plus à prouver. C’était sans compter sur sa volonté de nous offrir une autre facette de son talent. En effet, dans un rôle d’arrangeur, il revisite sa propre œuvre pour la réinventer par de nombreux petits détails qui font toute la différence. Je prends du plaisir à écouter cette nouvelle version comme un titre totalement inédit et je réalise alors qu’il n’y a aucune limite à la vision d’un artiste, que rien n’est figé et que tout peut évoluer. Une chanson peut continuer son bout de chemin, se vivifier, se bonifier avec le temps comme du bon vin. Je garderai cet exemple à l’esprit, il est tellement parlant.

Le bal s’achève avec « Lucy » et on pourrait alors faire un lien avec cette tradition des prénoms féminins dans le répertoire de Toto. La comparaison s’arrête là car cette version instrumentale exprime ici un amour passionné pour le jazz. Paich revient à ses propres origines en rendant hommage à son père Marty et au style musical dans lequel il a excellé. Ce Forgotten Toys lui en donne enfin l’occasion car il souhaitait le réaliser depuis des années. On pourrait aisément faire le parallèle avec « Don’t Stop Me Now » qui clôturait l’excellent Fahrenheit avec la présence de Miles Davis. Il était important pour David d’évoquer son père, qui a si bien su lui transmettre son amour pour la musique. C’est donc avec le sentiment du devoir accompli que ce disque s’achève, à l’image de cet éclat de rire comme la plus belle des conclusions.

Voilà donc un bilan positif même si on aurait aimé être rassasié avec le double de chansons. Rappelons toutefois qu’il s’agit bien d’un E.P. comme l’a présenté David dans le livret. Nous n’attendions pas forcément ce disque, alors savourons cette belle surprise et estimons-nous heureux que ce nouveau matériel ne soit pas resté dans les coffres. J’ai pris du plaisir à entendre tout cela et je souhaitais immortaliser mes pensées par une revue. Il est vrai que j’aurais aimé entendre tous ces titres sur une scène en acclamant l’homme au chapeau. Il me manque déjà…

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BRICE NAJAR
FRANCE

Né à Annecy en 1979, il est l'auteur de quatre ouvrages liés à l'univers musical de Michael Jackson. "Itinéraire d’un passionné" et "The Jacksons : Musicographie 1976-1989" sont parus en 2013 et 2014. Chacun de ces deux livres, bien qu'indépendant, est donc le complément idéal de l'autre. Pour son projet suivant, Brice reste dans cette même thématique musicale mais dans un concept différent. "Let's Make HIStory", paru en 2016, est un recueil d'entretiens avec des protagonistes du double album "HIStory" de 1995. En 2020, l’auteur complète son sujet avec un nouvel ouvrage intitulé "Book On The Dance Floor". Une façon de décrypter le travail en studio du Roi de la Pop.

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