Christopher Currell 

 

C’est avec l’album « Bad » que j’ai découvert Michael Jackson en 1987. Vous pouvez donc imaginer le lien affectif qui me lie à ce disque. D’un point de vue plus général, il s’agit là de la dernière collaboration avec le producteur Quincy Jones après les albums « Off The Wall » et « Thriller ». Un sujet fort intéressant à aborder, d’autant que c’est en compagnie de Christopher Currell, l’un des grands artisans de « Bad », qui a accepté de répondre à mes questions. L’occasion d’évoquer sa complicité avec Michael Jackson, la tournée éponyme à laquelle il a participé, sans oublier ce a qui forgé le son de ce fabuleux disque : le Synclavier !

Pour commencer, pouvez-vous nous raconter comment vous est venue cette passion pour la musique au point d’en faire votre métier ?

En fait, j’ai commencé à m’intéresser à la musique au collège, principalement parce que j’ai vu certains élèves jouer dans un groupe lors d’une soirée. C’était la première fois que je voyais un groupe se produire et ça m’a semblé vraiment cool ! Les sons étaient incroyables et j’ai aussi constaté le pouvoir d’attraction de la musique sur les gens. Il y avait un échange plutôt intéressant entre la musique et les personnes qui dansaient. Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est le son de la guitare, et j’ai dit à mes parents que je voulais apprendre à en jouer. Nous sommes donc allés dans un petit magasin de musique et je me suis inscrit pour prendre des cours. J’ai eu une petite guitare et un ampli et j’ai commencé les leçons. Mais j’y apprenais des chansons vraiment idiotes comme « Mary Had a Little Lamb » et ça m’insupportait ! Moi, je voulais jouer les chansons qu’on entendait à la radio ! Ce qui m’intéressait davantage, c’était d’essayer des accords et après seulement quelques leçons, j’ai laissé tomber. Du coup, pendant un moment, je n’ai plus eu de guitare mais je n’arrêtais pas d’enquiquiner mes parents pour en avoir une nouvelle et ils ont fini par m’acheter une guitare électrique. Je n’avais plus d’ampli non plus à cette époque, mais un de mes cousins en avait un et il me l’a donné. Et c’est là que je me suis mis à jouer : je devais avoir 15 ans à l’époque.

Comment avez-vous découvert le Synclavier, et à son contact, vous sentez-vous autant technicien que musicien ?

Oui, les deux à la fois. Je passe d’un statut à l’autre : je suis musicien et la minute suivante, je suis technicien. J’ai fait ça pendant tant d’années que je suis devenu vraiment très bon. Certaines personnes n’y arrivent pas ou bien il faut beaucoup de temps pour pouvoir d’un statut à l’autre, mais moi, j’y arrive en un claquement de doigt. Je pense que c’est tout simplement parce que j’y ai passé des milliers d’heures.

J’ai découvert le Synclavier lors d’une visite à l’Audio Engineering Convention de Los Angeles. J’avais déjà connaissance d’un instrument similaire, le Fairlight, et j’étais épaté par ce nouvel appareil à l’époque qui permettait d’enregistrer des sons et de créer des instruments de musique au clavier par l’intermédiaire du sample. C’est cela que la synthèse numérique permet : créer de la musique sur un ordinateur. Je trouvais ça vraiment super ! Le Fairlight disposait d’un stylo lumineux avec lequel on pouvait dessiner des formes d’onde audio directement sur l’écran d’ordinateur : c’était des choses très avant-gardistes à l’époque. Le Synclavier est sorti à peu près au même moment. Alors que le Fairlight était fabriqué par une entreprise australienne, le Synclavier est arrivé aux Etats-Unis, et quand je l’ai entendu, j’ai trouvé que c’était encore meilleur. Il ne permettait pas encore de sampler : c’était uniquement de la synthèse mais le son était meilleur. J’étais totalement fasciné et j’ai commencé à étudier de plus en plus cet instrument, d’autant qu’il était constamment mis à jour. À l’époque, j’étais juste un musicien fauché et je ne pouvais à peine payer mon loyer mais j’ai dépensé le peu d’argent que j’avais pour me procurer le manuel du Synclavier qui était épais comme un annuaire et j’ai commencé à le potasser. J’ai rencontré de nombreuses fois les représentants de l’entreprise à Los Angeles : j’ai vu l’appareil, je l’ai touché et j’ai même pu en jouer. Le distributeur sur la côte ouest, Denny Jaeger, habitait à San Francisco et j’ai donc pu le rencontrer et lui dire que je souhaitais acheter un Synclavier mais c’était vraiment très cher. J’ai essayé d’obtenir des prêts à la banque ou de trouver des sponsors, et je me suis mis dans la paperasse, tout en assistant à toutes sortes de réunions, mais à la fin, rien n’aboutissait jamais. À chaque fois, j’en parlais avec Denny et ça a duré pendant deux ans ! J’étais de plus en plus frustré car il me semblait que j’épuisais toutes les façons de financer mon achat.

Finalement, Denny m’a demandé : « Tu en veux vraiment un, n’est-ce pas ? En fait, j’en ai un en trop qui dort dans un placard ! » J’étais abasourdi ! Il a ajouté : « Je vais te le vendre à crédit : pas besoin de passer par une banque ou quoi que ce soit. Si tu ne peux pas payer les échéances, tu n’auras qu’à me le rendre. » Il a renvoyé la machine à l’usine pour vérifier que tout fonctionnait correctement et c’est comme ça que j’ai pu commencer à travailler sur le Synclavier. Évidemment, j’ai effectué tous les paiements et j’ai commencé à participer à des sessions. Très vite, j’ai commencé à maîtriser et à donner des conférences sur la synthèse numérique avec le Synclavier à l’Université de Dartmouth et à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles). J’ai participé à une émission de télévision locale sur les mêmes sujets : on m’avait contacté en disant que leurs auditeurs seraient intéressés par cette toute nouvelle technologie. L’un des employés du service Artists & Repertoire de Warner Bros qui avait vu l’émission m’a alors contacté à son tour en disant qu’il avait été impressionné et m’a demandé de produire un de leurs artistes. Les choses se sont enchaînées de cette façon et j’ai obtenu de plus en plus de missions. Mes relations avec Warner Bros et d’autres maisons de disques sont devenues très bonnes.

C’est alors que Denny et son partenaire de composition musicale se sont séparés et Denny m’a demandé si je voudrais m’associer avec lui pur composer des musiques de films. J’ai dit : « Évidemment ! » et je suis allé chez lui à San Francisco pour faire une maquette. C’est là que j’ai parlé à Michael Jackson pour la première fois ! Denny avait réalisé des sons chez lui à Los Angeles avec le Synclavier. Le jour où je me trouvais chez lui, le téléphone a sonné mais Denny était sorti acheter quelques provisions et j’étais resté seul dans sa maison. J’ai répondu et c’était Michael ! Il a demandé à parler à Denny, puis il a dit qu’il aimerait beaucoup qu’il revienne chez lui pour créer des sons. Quand Denny est rentré, je lui ai transmis le message mais il a rétorqué : « Non, je ne le ferai pas. Mon studio est bien meilleur que le sien et je peux créer les sons ici. Pas besoin d’aller chez lui. » Ce qui était vrai. Nous avons donc poursuivi notre travail mais quelques jours plus tard, Michael a rappelé et de nouveau, j’étais seul dans la maison ! Cette fois, j’ai eu une conversation un peu plus longue avec Michael qui m’a dit qu’il possédait un Synclavier mais ne savait pas s’en servir et que c’est pour ça qu’il voulait que Denny vienne chez lui. C’était une agréable conversation dont j’ai fait part à Denny mais il ne voulait vraiment pas aller chez Michael, même s’il ne souhaitait pas rompre ses relations avec lui. Je me suis dit que très vite, nous aurions terminé notre maquette et que j’allais rentrer à Los Angeles et avoir besoin de travailler. Alors, j’ai eu une idée et j’ai proposé à Denny d’aller moi-même chez Michael, en tant que représentant de son entreprise, mais il a répondu : « Hum… Non ! » (rires) Je pensais pourtant que c’était une bonne idée !.

Comment avez-vous fini par travailler avec Michael, alors ?

Eh bien, je suis donc rentré à Los Angeles et un de mes bons amis, un claviériste qui travaillait chez New England Digital Company (l’entreprise qui fabriquait le Synclavier à LA) en tant que spécialiste produit, m’avait dit qu’à l’occasion, après sa journée de travail, il se rendait chez Michael pour y créer des sons. Il m’avait également confié qu’il ne pouvait pas s’y rendre très souvent car c’était trop loin de chez lui et qu’il avait déjà un emploi à temps plein. Michael aurait voulu qu’il y passe des journées entières et c’était impossible pour mon ami. Je lui ai dit : « Puisque tu ne peux pas faire, moi, je pourrais, si tu es d’accord. » Ce à quoi, il me répondit : « Bien sûr, pas de problème ! » Une ou deux semaines plus tard, j’ai reçu un appel de la secrétaire de Michael m’annonçant qu’il souhaitait que j’aille chez lui pour me rencontrer, mais qu’il était trop occupé ces jours-ci et qu’il me rappellerait. Elle me dit aussi qu’il voulait que je lui apprenne à utiliser le Synclavier. J’en fus quitte pour trois semaines à attendre patiemment. Puis, il m’a rappelé et m’a demandé de venir le dimanche matin suivant. J’y suis allé et on s’est rencontré. J’avais élaboré tout un programme d’apprentissage pour lui apprendre à se servir du Synclavier et il m’a annoncé tout de suite : « Il faut que tu saches que je ne suis pas du tout technique. » J’ai répondu : « Pas de problème. Ce ne sont que des étapes simples. Tu prends cette disquette et tu l’insères ici. » Il a lancé : « C’est l’heure de la pause ! » (rires) Mais en réalité, au bout de trois heures de « Branche ça là ! Allume ceci ! » et après avoir mis des sons sur l’écran de façon à ce qu’il puisse faire des sélections et les transférer sur le clavier pour les jouer, il a annoncé : « Ok, c’est tout ce que je peux faire pour aujourd’hui. Est-ce que tu peux revenir demain pour une session ? » Par la suite, j’ai passé toutes mes journées avec lui pendant quatre ans. Il a abandonné l’idée que je lui apprenne. On s’entendait bien et la communication entre nous était très bonne. J’étais là pour être son interprète musical au Synclavier car c’est un instrument à la fois musical et technique. C’est un synthétiseur donc il faut le programmer. C’est aussi un enregistreur donc il faut savoir enregistrer. Le Synclavier est capable d’imprimer de la musique en très bonne qualité. L’orchestre n’a plus qu’à prendre la partition imprimée et à l’utiliser telle quelle.

Pour travailler avec le Synclavier, il faut être capable de passer du rôle de musicien à celui de technicien, puis de celui d’ingénieur à celui de programmeur de synthétiseur : tout cela en utilisant une seule machine. J’ai beaucoup pratiqué et j’ai fini par travailler avec Michael sur les albums « Bad » et « Dangerous », chez lui ou en studio, 17 heures par jour et sept jours sur sept, pendant presque deux ans ! Je suis également crédité pour l’album « HIStory ».

Vous avez récemment témoigné dans les moindres détails de vos quatre années de collaboration avec Michael Jackson : qu’est-ce qui vous a finalement décidé à le faire ?

Très longtemps, je ne me suis pas exprimé parce que j’avais compris que Michael ne voulait divulguer aucun détail technique. Nous en avions parlé et il pensait que cela gâcherait l’effet sur les gens. Il souhaitait que tout ceci reste une expérience magique : on écoute et « Waouh ! » Si quelqu’un en sait trop sur l’aspect technique, l’expérience musicale en est transformée : c’est ce qu’il pensait. Par respect, je n’ai jamais parlé. J’ai été sollicité par beaucoup de gens pendant des années, comme vous le savez ! (rires) J’ai toujours refusé pour laisser la musique seule faire son œuvre.

Lorsque Michael est décédé, bien évidemment, j’étais sous le choc car nous étions très proches. J’ai fait une déclaration personnelle sur mon site internet et c’est tout. Les gens continuaient de me solliciter mais j’avais dit ce que j’avais à dire. Pourtant, plus récemment, il y a quelques années de cela, un de mes bons amis a lancé un site internet sur le domaine de l’audio qui s’appelle Headphone Guru, et il m’a appelé pour me demander d’y publier des écrits. J’avais fait des tas de revues de matériel et d’autres choses pour des magazines, et je n’étais plus vraiment là-dedans car cela prend énormément de temps. Il m’a dit qu’il aimerait que j’écrive une rubrique chaque mois. J’ai demandé : « À propos de quoi veux-tu que j’écrive ? » Il a dit : « Ce que tu veux ! » C’est ainsi que chaque mois pendant un an, j’ai écrit une rubrique et durant tout ce temps, il me disait que les gens aimeraient en savoir plus sur Michael Jackson et que je disposais d’informations uniques et de grande valeur, et que je devrais écrire là-dessus. C’est comme ça qu’il a réussi à me convaincre : en disant que les gens étaient intéressés. Et puisque Michael n’est plus là, il n’y a plus rien à cacher : tout ceci appartient au passé. Il n’y a rien de plus. Les gens en veulent plus mais Michael est parti. J’ai donc réfléchi longuement et puis, j’ai écrit ces rubriques pour Headphone Guru. C’est une sorte de mini-recueil, j’imagine, mais j’ai pensé que c’était le point de vue intéressant de quelqu’un qui a travaillé avec lui au quotidien sur la musique et qui raconte son expérience. Je ne voulais pas que ce soit un exposé sur Michael Jackson parce qu’il existe déjà des millions de choses de ce genre. Ma vision, c’était de permettre aux gens de comprendre quelle était notre relation car c’était un processus créatif de chaque jour. J’ai pensé que ce serait intéressant pour les gens qui n’avaient pas eu accès à ça auparavant. C’est pour ça que je l’ai fait.

Pensez-vous que Michael comprendrait que ce n’est pas un problème d’évoquer les détails techniques aujourd’hui ?

Il me semble, oui. C’était un type intelligent et s’il pouvait observer la situation actuelle, à savoir son impossibilité à créer sur cette Terre et le fait que les gens ont déjà entendu des millions de fois ce qu’il y a accompli, qu’il n’y a rien de plus mais qu’ils veulent encore autre chose, et compte tenu du fait qu’il voulait plus que tout leur donner ce type d’expériences, il verrait bien que ce qu’il reste, ce sont les coulisses, que c’est ça qui est intéressant. Pour autant, je ne suis pas certain qu’il serait d’accord avec le côté hollywoodien des choses. Mais si ça avait un lien avec la musique, je pense qu’il n’y verrait pas d’inconvénients, à cette condition uniquement, bien entendu.

Etes-vous parfois en colère, triste de ce qu’on peut parfois entendre au sujet de Michael Jackson, loin de l’homme que vous avez connu ?

Évidemment… C’est quelque chose qui dure depuis très longtemps. Quand on travaillait chez lui, Michael lisait parfois des articles qui ne reflétaient pas la réalité, puisqu’ils étaient montés de toutes pièces, vous voyez ! Il m’a dit qu’il y avait longtemps qu’il avait cessé de donner des interviews parce que peu importe qu’il les ait données ou non, les gens inventaient des choses. On inventait toutes sortes d’histoires sur lui, et en ne donnant pas d’interviews, il pouvait au moins faire valoir le fait qu’il n’avait répondu à aucune des questions. Il y avait tellement de polémiques à longueur de temps que même après avoir cessé de travailler avec lui, c’était frustrant de constater à quel point les gens ne le comprenaient pas. D’un côté, ils tiraient tout ce qu’ils pouvaient de lui pour sa musique et toutes sortes de choses, et de l’autre, ils l’attaquaient parce qu’il avait du succès. C’est tellement hypocrite ! Je pense qu’il est impossible pour n’importe qui de fonctionner normalement avec ce genre de pression : c’est tout bonnement dingue ! En général, ça ne semblait pas l’affecter outre mesure. Enfin, ça l’atteignait certainement mais il faisait en sorte d’avoir l’esprit occupé à d’autres choses.

Aviez-vous le sentiment d’être le témoin direct de l’évolution de sa musique, à l’image de ce Synclavier, symbole des nouvelles sonorités présentes dans l’album Bad ?

Oh, oui, absolument ! Tous ceux qui participaient à l’album Bad avaient bien conscience de réaliser un travail de pointe. Quasiment personne n’utilisait le Synclavier à l’époque car c’était un instrument très récent. Au moment où je travaillais avec Michael, entre ma machine et les siennes, ces instruments étaient devenus énormes et très chères ! L’ordinateur faisait la taille d’un réfrigérateur et nécessitait d’être installé dans une pièce climatisée : le Synclavier était un superordinateur !

La qualité du son était incroyable ! Michael adorait ça et l’une des choses qu’il aimait le plus, c’était ces sons percutants qui rendaient la musique dansante ! Les bandes enregistreuses avaient tendance à saturer et à perdre cette sensation puissante que la musique vous frappe en pleine poitrine ! Le Synclavier possédait ce pouvoir percutant et Michael aimait vraiment beaucoup ça. Il avait bien conscience de ce que je faisais en matière de composition et de structure des sons. Un autre point intéressant, c’est que, juste avant que nous attaquions l’album Bad, Bruce Swedien avait terminé son travail sur la musique d’un film (il me semble que c’était Running Scared) et il avait pu expérimenter l’utilisation du Synclavier sur ce projet. Il était très impressionné mais, évidemment, il fallait quelqu’un pour le faire fonctionner car ni lui ni Quincy n’en étaient capables. Michael souhaitait vraiment l’utiliser sur l’album Bad mais au début, la plupart des gens demandait : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » parce que ça transformait complètement la manière dont ils avaient travaillé sur Thriller. Avec le Synclavier, on n’utilisait plus de bandes enregistreuses mais des bandes numériques car la musique devait être archivée sur un média plus traditionnel. Le Synclavier disposait de 200 pistes stéréo sur lesquelles on pouvait absolument tout enregistrer. Nous avions un enregistreur numérique 32 pistes de chez Mitsubishi qui était une énorme machine à l’époque mais avec un très bon son !

De ce fait, les sons qu’on obtenait étaient vraiment uniques et, comparé à Thriller, l’album Bad possédait un son très différent : quelque chose de plus industriel et dansant, à mon avis. Environ 80 à 85% de ce son venait du Synclavier, les parties vocales y étant aussi intégrées. Cet album est absolument unique à divers niveaux : le talent de Michael, celui de Quincy, cette technologie récente et un budget illimité ! L’argent n’était jamais un problème ! C’était incroyable de pouvoir travailler sans aucune contrainte budgétaire. On pouvait faire toutes sortes de recherches et de développement en matière de sons, en gros, tout ce qu’on voulait et en prenant notre temps. Je n’avais pas l’habitude de ça. Pour la plupart des gens dans l’industrie de la musique, en général, le temps, c’est de l’argent mais là, ce n’était pas le cas. C’était une expérience très intéressante de ce point de vue également…

Comment Michael vous a-t-il présenté et a-t-il expliqué votre rôle à Quincy Jones ?

On a été présenté en studio. J’avais rencontré Bruce précédemment car il était venu chez Michael une semaine ou deux avant qu’on commence, mais Quincy et moi nous sommes rencontrés au studio. Il ne savait rien de moi, pas plus que Bruce. Michael m’a présenté comme le gars qui allait gérer le Synclavier. On a travaillé tous les jours et il a fallu peut-être six semaines pour qu’ils commencent vraiment à comprendre ce nouveau procédé. Quincy avait sa manière de fonctionner avec ses équipes et il était très doué pour recruter des musiciens dans des styles différents et les réunir pour obtenir un son. C’est une partie de son génie. Avec le Synclavier, les musiciens sont réduits au strict minimum et c’est donc une manière très différente de travailler. Mais tout se passait bien en studio et on passait un bon moment.

On m’a dit que Michael voulait faire Bad sans Quincy. Avez-vous vu des signes qu’il voulait s’émanciper de lui lorsque vous travailliez les démos de l’album ?

Il est un peu délicat de parler de ce sujet. Oui, il y avait un conflit, sur le plan conceptuel. Quincy est un producteur et il voulait faire les choses de la même manière que sur Thriller qui est un album très « produit ». Il avait cette même vision pour l’album Bad. Mais Michael voulait aller dans la direction opposée, en rendant l’album très brut et inspiré de la rue. Ils ne se sont jamais disputés ou quoi que ce soit. Quand ils devaient en discuter, ils s’isolaient. Nous passions tout notre temps en studio à Westlake mais ils n’ont jamais évoqué ces différends en public. Ils avaient assez de retenue pour ne pas dévoiler leurs désaccords. Pourtant, en travaillant avec eux chaque jour, il était évident qu’ils avaient des avis différents, du son de la batterie jusqu’à la ligne directrice générale ou autres… Tout se passait sans problème en studio mais à un moment donné, il fut clair qu’il y avait deux équipes : Bill Bottrell et John Barnes d’un côté, et Quincy et Bruce de l’autre. Je collaborais avec les deux équipes parce que je travaillais pour Michael et j’étais tout le temps présent. Le conflit s’amorça lorsque Michael remarqua que, quand on transférait le Synclavier sur des pistes numériques (par l’intermédiaire des machines de studio, à la différence de chez Michael où c’était directement à partir du Synclavier), il manquait quelque chose. La percussion des sons n’était pas la même et cela le dérangeait vraiment : il n’arrêtait pas de m’en parler. (C’est un sujet très politique ! Et il faut savoir se taire à certains moments !…) Il me semble que ça concernait le titre « Smooth Criminal » : Michael l’a écouté sur les enceintes à Westlake et quelque chose n’allait pas. Il a donc voulu rentrer chez lui et écouter les pistes originales sur le Synclavier. On y est allé, j’ai lancé les pistes et immédiatement, il s’est mis à danser. Il a dit : « C’est comme ça que ça doit sonner ! Pourquoi est-ce différent ? » Il a appelé Frank Dileo pour écouter et celui-ci a acquiescé. Ils voulaient savoir ce que j’en pensais donc je leur ai dit : « Bruce a l’expérience d’enregistrer de la musique live comme du Jazz et des orchestres, et son concept est de prendre ce qui est joué et de le reproduire exactement à l’identique. Il ne modifie rien : il s’assure simplement que les sons sont conformes à ce qui est joué. » Mais quand on fait de la musique synthétique, il faut tout créer et ça passe par la création en studio, avec toutes sortes de réverbes et d’effets. Dans la musique live, il n’y a que des musiciens dans une pièce. La synthèse musicale nécessite de créer chaque aspect du son sur un synthétiseur avec des effets sonores en partant de zéro jusqu’au résultat final, mais Bruce n’était pas vraiment qualifié pour ça car c’était un concept qui lui était étranger. Il modifiait les réglages de l’égaliseur ainsi que d’autres paramètres pour essayer d’obtenir des sons similaires à une performance live, mais ce procédé supprimait l’effet percutant. Ça sonnait toujours bien mais je savais exactement ce que Michael voulait dire parce que l’un des points principaux sur lesquels il jugeait un morceau musical, c’était l’envie que ça lui donnait de danser ou pas ! Il est possible que Michael accordait plus de valeur à cet aspect qu’aux mélodies elles-mêmes.

Frank a dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose, à savoir réenregistrer chaque morceau et prendre ce problème en charge. Bill Bottrell et John Barnes étaient d’accord et Michael a décidé de retravailler les pistes chez lui sur ses enregistreurs multipistes Studer ! C’est comme ça que le projet a commencé à subir une scission et je me suis retrouvé au milieu (et ce n’était pas très agréable, croyez-moi…) Le stress a commencé à monter et c’est devenu de pire en pire. Les deux équipes se critiquaient mutuellement car la situation était désormais connue de tous. Je ne crois pas que Quincy et Bruce aient complètement compris POURQUOI les choses tournaient ainsi à l’époque car la communication n’était pas très bonne et ils ont commencé à être contrariés. Qui est le producteur ? C’est Quincy, pas John Barnes ou Bill Bottrell. Et puis, un jour, ça a éclaté ! Je suis allé à Westlake et la secrétaire de Michael m’a annoncé que Quincy et Bruce avaient posé un ultimatum à Michael : soit Bottrell et Barnes partaient, soit eux partaient. C’était aussi simple que ça. Je suis rentré chez moi car il n’y avait pas de travail ce jour-là et je me suis dit : « Bon… Je crois que je viens de perdre mon job ! » (rires) Je n’avais aucune idée de ce qui était en train de se passer, mais en réalité, ils ont été renvoyés et pas moi ! Ça s’est passé environ aux deux tiers du projet de l’album Bad, donc c’était une expérience plutôt étrange. Après l’album Bad, Michael n’a plus jamais travaillé avec Quincy. Il s’est donc passé deux choses : des problèmes conceptuels de production (entre Michael et Quincy) et le fait que Bruce ne comprenait pas vraiment le son que Michael attendait.

Au fil des années et des tournées, Michael Jackson avait de plus en plus ce souhait que ses prestations en live sonnent comme ses versions en studio. Le choix de vous inclure dans le groupe du Bad Tour était-il une sorte de point de départ pour ce choix artistique ?

Oui, Michael était très clair avec moi à ce sujet. Nous en parlions beaucoup et il disait vouloir que les concerts rendent le même son que sur l’album car c’est ce que les gens entendent et attendent. Bien sûr, d’autres artistes pensent différemment : ils souhaitent s’emparer de la musique et la diversifier sur scène avec davantage d’improvisation. Mais Michael voulait que ce soit exactement comme sur le CD, à savoir les sons, les arrangements, l’atmosphère, la production… absolument tout ! Lorsque nous avons attaqué les répétitions pour la tournée, Ricky Lawson, qui possédait toutes sortes de samplers et de matériel pour sa batterie, a dit : « Pas de problème, les sons de batterie sont tous électroniques sur Bad et je les ai tous ! » Il était très enthousiaste mais je lui ai répondu : « Non, tu ne comprends pas : Michael veut les sons qui sont sur l’album, pas juste des sons électroniques. Il veut les sons de l’album. » Tout le monde a donc dû apprendre sa partie dans un temps très court et il a fallu dupliquer les sons et que les musiciens s’adaptent.

Sur scène, entre un tiers et 50% de la musique provenait du Synclavier, même s’il y avait de nombreux musiciens. Il y avait également beaucoup de morceaux et je devais trouver le bon équilibre entre le Synclavier et les musiciens, à savoir qui allait jouer quoi. Greg Phillinganes était le directeur musical mais Michael avait tendance à venir vers moi la plupart du temps pour me dire ce qu’il voulait. Je devais donc transmettre ses directives au groupe et à Greg. Michael ne parlait pas beaucoup de ces choses-là à Greg directement. J’ignore pourquoi car ils travaillaient ensemble depuis longtemps mais peut-être que Michael avait conscience que le Synclavier jouait un rôle plus important et puisque c’est moi qui en était chargé, c’était à moi qu’il parlait. Parfois, le groupe me demandait : « Mais pourquoi Michael te parle-t-il tout le temps ? » Je répondais : « Je ne sais pas. Pourquoi vous n’allez pas lui demander ? » (rires) Ce que je savais, c’est que nous communiquions très bien. J’en veux pour preuve un événement qui s’est passé à la moitié de la tournée. Michael m’appela de sa chambre d’hôtel pour me dire que la partie de basse que jouait Don Boyette sur la chanson « Bad » n’allait pas. Sur l’enregistrement original, le son de la basse était composé de 9 sons différents mélangés : basse à l’orgue, basse synthétique, basse électrique… et nous avions passé pas mal de temps sur le son de la basse, en fait. Sur scène, il manquait donc ce gros son de basse car Don jouait uniquement de la basse électrique. Michael m’a demandé d’utiliser le son de basse du Synclavier comme nous l’avions fait sur l’album. Je lui ai demandé : « Mais que va jouer Don, alors ? » Il a rétorqué : « Il n’a qu’à faire semblant ! » (rires) Je n’ai rien dit à Michael mais j’ai pensé que Don n’allait pas apprécier et que ça allait créer une mauvaise ambiance, vous voyez. J’ai réfléchi et je me suis souvenu qu’une partie de ce son composite venait de la basse électrique, donc en ne jouant que de cet instrument, il manquait 2/3 du son de basse total. J’ai donc entré la partie complète dans le Synclavier et j’ai retiré la basse électrique. J’ai dit à Don que Michael trouvait qu’il manquait la partie de basse synthétique et que nous allions la rentrer dans le Synclavier mais que comme une partie de ce son venait de la basse électrique, il pourrait continuer à jouer sa partie, à condition de le faire parfaitement car désormais, il s’agissait d’un son composite. Il a dit : « Ouais, ok, c’est cool ! » Ce n’était pas un problème et ça rendait très bien ! Michael était très content ! Il fallait toujours faire preuve de diplomatie : ce n’était pas seulement « Oh, ouais, faisons de la bonne musique ! » (rires)

C’était plus ou moins tout le temps comme ça et j’aurais aimé simplement jouer de la guitare, car c’était ça mon truc. Mais tout ceci était stressant, en réalité : jouer, faire le travail technique, négocier, programmer… Pour être honnête, à la moitié de la tournée, j’avais envie de partir parce qu’à la base, je n’avais pas décidé de faire de la musique pour subir autant de stress. Les gens me regardaient l’air de dire « On est amis avec Michael : pourquoi il ne nous parle pas à nous mais à toi ? » Du point de vue de la gestion, le Synclavier coûtait tellement cher que dès que nous avions besoin de quelque chose, les gens flippaient et c’était toujours sur moi que ça retombait ! Sur scène, le Synclavier concentrait tellement d’éléments que s’il était tombé en panne, cela aurait été un désastre ! Je devais tout vérifier deux, trois, quatre fois pour être certain que ça n’arrive pas et tout a été pour le mieux. Mais j’avais tout cela en tête à longueur de temps, sans compter les mille choses à faire pendant les concerts, appuyer sur tous les boutons et j’en passe, car je jouais le Synclavier par l’intermédiaire d’un Guitar Controller. C’était très, très technique avec des séquences musicales et dans certains cas des séquences vocales : ça allait bien au-delà de simplement jouer de la musique. Je devais tout le temps garder un œil sur Michael qui m’envoyait des signaux à chaud pour certaines choses. Mais bon, j’étais payé pour ça ! (rires)

Vous étiez impliqué dans les démos de l’album Bad, puis aux studios Westlake pour finaliser cet album, avant d’aller le défendre sur scène. À chaque fois, sachant vous ne vous imaginiez pas être appelé pour l’étape suivante, aviez-vous mesuré l’importance que vous preniez dans son processus créatif ?

Pas vraiment, car j’étais trop occupé. Techniquement, je savais que ça irait, du point de vue des sons et de la façon dont nous abordions les choses, mais je n’ai jamais tellement réfléchi à mon influence. Je n’ai jamais passé d’audition pour le groupe ou quoi que ce soit : j’étais là, c’est tout. L’équipe technique était surprise quand Michael leur a annoncé qu’il voulait que je sois sur scène : ils ne savaient pas s’ils devaient me prévoir un emplacement ou pas. Michael leur a dit que oui et leur a demandé de construire une plateforme pour que je puisse voir ce qui se passait. Pendant les répétitions, nous n’avons eu que très peu de temps. Je pense qu’entre le moment où il a fallu constituer le groupe et les concerts au Japon, il a dû se passer six semaines ! Pour monter un show de cette ampleur, répéter les chansons, engager les musiciens et l’équipe technique, choisir les éclairages… tout ! Pour la tournée des Jacksons, ils avaient eu trois mois pour faire tout ça ! Mais comme tout le monde était très pro, on a réussi le défi ! Mon rôle était plutôt important car nous pouvions répéter le show jusqu’à trois fois dans une même journée ! Michael prenait des notes aux répétitions, sur les modifications à apporter aux arrangements, et à la fin de la journée, nous avions la liste de tout ce qu’il fallait de nouveau modifier. Michael rentrait chez lui ou bien il se rendait à ses répétitions de danse, tandis que les claviéristes et moi-même reprenions notre travail de programmation. Je ne quittais pas la salle de répétitions avant une heure du matin et je recommençais à dix heures le lendemain matin : c’était de longues heures de travail. Nous avons accompli notre tâche et tout rendait très bien, mais j’étais débordé de boulot ! Je n’avais jamais joué de Guitar Controller auparavant et j’ai dû apprendre ça en plus du reste, vous savez ! Je ne suis pas claviériste donc je n’avais pas le choix que d’utiliser cet instrument.

Je me souviens que sur la deuxième ou la troisième date à Tokyo, tout se passait très bien et j’ai eu un petit moment de répit. Tout à coup, j’ai réalisé que j’étais en train de jouer avec Michael Jackson ! (rires) Je sais que ça peut sembler bizarre mais ça m’a frappé subitement : « Me voilà en train de jouer avec Michael Jackson sur une tournée mondiale, devant des milliers de personnes, avec du matériel ultra high-tech : comment c’est possible ? Il y a sans doute un millier de personnes qui voudraient être à ma place, et c’est moi qui suis là ! » Je n’avais jamais eu le temps d’y penser et c’était une sensation étrange qui m’a frappée alors que j’étais sur scène ! Les mystères du cerveau ! Tout ça pour dire que j’étais tellement pris dans mon rôle que je n’avais même pas le loisir de réfléchir à l’impact de ce que j’étais en train de faire d’un point de vue personnel.

À l’heure d’aujourd’hui, pensez-vous qu’il est important pour les collaborateurs de Michael Jackson de s’exprimer à son sujet et d’évoquer leur expérience de travail avec lui, sans oublier d’aborder l’être humain qu’il était ?

Je ne suis pas sûr d’avoir un avis là-dessus. J’ai lu beaucoup d’interviews et nombreuses sont celles où les gens déforment les choses pour faire croire qu’ils ont joué un rôle central, alors que je sais pertinemment que ce n’était pas le cas. Et je pense que ce n’est pas bien. Si vous racontez exactement ce que vous avez fait et ce que vous en avez pensé, ça va. Mais les gens essaient toujours de faire leur autopromotion et d’en faire des tonnes : ça se résume à ça la majorité du temps. Après avoir cessé de travailler avec Michael, je n’ai jamais ressenti ce besoin. Je fais d’autres choses et je ne me fais pas de la publicité de cette manière. Je comprends plus ou moins pourquoi les gens le font : ils doivent continuer à travailler puisqu’ils sont restés dans l’industrie de la musique. Pas moi. Mais tant qu’ils disent les choses telles qu’elles sont, pas de problème.

Je vous remercie pour cet entretien et encourage tout le monde à relire votre témoignage. Pour conclure, souhaitez-vous ajouter quelque chose ? Un message pour les fans français de Michael Jackson ?

Merci pour cette interview : c’était très sympa de parler avec vous. J’ai hâte que nous puissions monter des projets ensemble. Je pense que le public y entendra des choses vraiment intéressantes. Je pense aussi que Michael souhaitait vraiment que ses fans se connectent à la musique en elle-même. C’est ce qu’il voulait que le public expérimente : la magie de la musique ! Sur le mur, chez moi, j’ai un disque de platine de Bad avec un autographe de Michael sur lequel il a écrit : « Cher Chris, à un ami et un type sympa, merci d’avoir créé la magie ! » Cela veut bien dire qu’il souhaitait transmettre cette expérience uniquement à travers la musique. Alors, si vous voulez vraiment connaître Michael, écoutez sa musique, tout simplement !

Christopher Currell’s website

“SYNCLAVIER, MUSIC AND MICHAEL JACKSON” – PART 1

“SYNCLAVIER, MUSIC AND MICHAEL JACKSON” – PART 2

“SYNCLAVIER, MUSIC AND MICHAEL JACKSON” – PART 3

“SYNCLAVIER, MUSIC AND MICHAEL JACKSON” – PART 4

BRICE NAJAR
FRANCE

Né à Annecy en 1979, il est l'auteur de quatre ouvrages liés à l'univers musical de Michael Jackson. "Itinéraire d’un passionné" et "The Jacksons : Musicographie 1976-1989" sont parus en 2013 et 2014. Chacun de ces deux livres, bien qu'indépendant, est donc le complément idéal de l'autre. Pour son projet suivant, Brice reste dans cette même thématique musicale mais dans un concept différent. "Let's Make HIStory", paru en 2016, est un recueil d'entretiens avec des protagonistes du double album "HIStory" de 1995. En 2020, l’auteur complète son sujet avec un nouvel ouvrage intitulé "Book On The Dance Floor". Une façon de décrypter le travail en studio du Roi de la Pop.

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